CULTURE LITTERAIRE : "ADIEU LA LIBERTÉ"
Avec l'assentiment d'une majorité de Français, une société de l'ordre et de la surveillance s'est installée ; la démocratie est devenue management, le politique s'est effacé devant la sicence et les citoyens libres se sont transformés en population docile à discipliner.
RÉSUMÉ La crise du Covid-19 a révélé un nouveau totalitarisme " soft " fondé sur une idéologie du " safe ". Dans cet essai incisif, Mathieu Slama analyse les faits et les mots qui ont fait croître l'acceptation de la servitude chez un peuple pourtant réputé rebelle depuis la Révolution.
Mathieu Slama
Ecrivain
Mathieu Slama est essayiste et enseigne la communication politique. Il a publié en 2016 La Guerre des mondes. Réflexions sur la croisade idéologique de Poutine contre l'Occident aux Éditions de Fallois, et écrit régulièrement dans la presse.
Avec l'assentiment d'une majorité de Français, une société de l'ordre et de la surveillance s'est installée ; la démocratie est devenue management, le politique s'est effacé devant la science et les citoyens libres se sont transformés en population docile à discipliner.
Une éclipse de la liberté préparée de longue date par des renoncements successifs, rendant inéluctable l'avènement, comme l'écrivait en 1977 Gilles Deleuze, de "ce néofascisme, qui est une entente mondiale pour la sécurité, avec organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de microfascistes, chargés d'étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma".
Adieu la liberté - Essai sur la société disciplinaire Il n’y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant
pour l’homme que de trouver au plus tôt un être
à qui déléguer ce don de la liberté
que le malheureux apporte en naissant.
Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov
EXTRAIT DU LIVRE
SOMMAIRE
Titre
Préambule - Quand tout s'écroule
I - La société d'obéissance
1 - « Jusqu'à nouvel ordre »
2 - Une dictature citoyenne
3 - La République à visage couvert
4 - La trahison des clercs
5 - Un nouveau clivage
II - La fabrique de la servitude
1 - La construction d'une épidémie
2 - « Il faut savoir manager la population »
3 - La politique de la vie nue
4 - Le pass disciplinaire
5 - Les fabricants de servitude
III - D'où vient notre mal
1 - Le problème du macronisme
2 - « Prouvez votre vertu ou entrez dans les prisons ! »
3 - La tyrannie du management
4 - La peur de la liberté ou l'idéologie du safe
Épilogue - Retrouver la République
Copyright
RÉAMBULE Quand tout s’écroule
Le point de départ de ce livre est un sentiment diffus, une inquiétude, qui naît chez moi vers la fin du mois de mars 2020, un peu plus d’une semaine après le commencement du premier confinement sanitaire qui a été imposé aux Français le 16 mars 2020. Comme beaucoup de Français, la sidération face à l’événement prend d’abord le pas sur toutes les autres considérations. Et puis a lieu ce rituel étrange où les Parisiens, enfermés chez eux, se mettent à leur fenêtre pour applaudir les soignants, comme des prisonniers applaudissant derrière leurs barreaux. Je réalise alors que quelque chose ne va pas, que ce qu’on est en train de vivre n’a pas l’évidence qu’on voudrait lui prêter, et qu’il y a dans l’enfermement qui s’empare du monde quelque chose d’anormal et de menaçant. Le 25 mars 2020, j’écris alors un premier article dans lequel je m’inquiète de l’état de nos libertés. Je ne cesserai d’écrire et de dire cette inquiétude, dont le présent ouvrage est le fruit.
Ce livre naît aussi d’un questionnement continu, obsessionnel, sur la raison du désastre. Non pas les raisons mais la raison profonde, celle qui expliquerait pourquoi et comment nous avons accepté une telle servitude et un tel arbitraire. Il y a des mystères indéchiffrables, et celui-ci me paraissait, plus que beaucoup d’autres, insurmontable. Pouvait-on imaginer qu’un peuple aussi libre et frondeur que le nôtre succomberait aussi vite et aussi facilement aux attraits de la servitude ? Certes, l’Histoire nous montre que cela s’est produit à de nombreuses reprises, mais dans des contextes si éloignés du nôtre que je peinais à y trouver les clefs de compréhension de notre malheur. Comment imaginer un tel effondrement de nos principes les plus essentiels que l’on croyait indestructibles ? Sauf à lire des romans de science-fiction ou des essais révolutionnaires de la gauche radicale et à les refermer convaincu de l’imminence du désastre, une telle débâcle paraissait inimaginable. Puis vinrent les images de la « libération », cette vie qui reprit dans un élan de joie collectif, comme si de rien n’était, ces terrasses, cinémas et autres lieux de convivialité rouverts où s’agglutinaient des gens de tout âge, heureux de retrouver ce qu’ils avaient perdu, et qui semblaient considérer qu’ils avaient retrouvé ce qu’on avait bien voulu leur accorder, et non ce qu’on leur avait pris de force, de manière illégitime. L’idée même d’une liberté sous conditions, dépendant de la météo sanitaire et du bon vouloir de ceux qui nous gouvernent, ne sembla choquer personne. J’eus alors le sentiment que nous avions vécu une immense humiliation, et que cette humiliation se poursuivait encore. Que le confinement ne nous avait jamais quittés, que le déconfinement n’avait jamais eu lieu. Et il me sembla alors que l’événement de la pandémie n’en était pas un, que la catastrophe n’en était pas une et que, si nous avions si facilement abandonné nos libertés, c’est que nous n’étions déjà plus libres. Voilà la raison qui me parut, finalement, la plus évidente et la plus profonde.
Mathieu SlamaMathieu Slama
Il y a, quand on parle des libertés, un malentendu. Le discours le plus fréquent, chez ceux qui s’inquiètent de leur disparition, consiste à déplorer un État omniprésent, un État policier, un État qui met en place des stratégies de répression et de domination ayant pour objectif d’asservir les peuples. Les libéraux comme la gauche radicale professent une même haine de l’État, qu’ils accusent de tous les maux et dans lequel ils voient la racine de tous nos problèmes. Cette vision passe à côté du vrai problème. Il n’est pas contestable, bien sûr, que l’État a joué un rôle important dans les mécanismes de servitude qu’on a vus à l’œuvre ces dernières années, mais il n’a fait, en réalité, que s’adapter à un climat. Il n’y a pas de volonté du pouvoir politique d’asservir. Le pouvoir n’a qu’une obsession : s’auto-entretenir. Que cet objectif passe par les libertés ou par la servitude, peu lui importe. Si la préservation des libertés avait permis à Emmanuel Macron de demeurer populaire et politiquement compétitif, nul doute qu’il les aurait préservées et qu’il n’aurait pas confiné un peuple tout entier. Ce n’est donc pas l’État qui est le premier responsable de notre débâcle. L’État n’est policier que parce que la société est policière. L’État est disciplinaire parce que la société est disciplinaire. C’est donc la société elle-même, avec les citoyens qui la composent, qui est le cœur du problème dont nous avons à connaître.
Voici comment Michel Foucault, dans son ouvrage majeur, Surveiller et punir, a défini les effets du Panoptique, ce bâtiment pénitentiaire imaginé par le philosophe britannique Jeremy Bentham dans lequel chaque détenu se sait surveillé où qu’il se trouve par un gardien qui a une vue panoramique sur toute la prison – et donc sur ses prisonniers : « Induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ces effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l’exerce ; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs1. » Voici une description très proche de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui : le pouvoir n’a plus besoin d’exercer son pouvoir, les citoyens-détenus s’en chargent. Mais le Panoptique a changé de nature. Là où, chez Foucault, le pouvoir central est la figure d’autorité qui diffuse la discipline et le contrôle dans toute la société, il en va très différemment aujourd’hui, où c’est la société, c’est-à-dire les citoyens eux-mêmes, qui détermine d’abord les relations de pouvoir, l’État ne faisant que s’adapter et répondre à cette demande par souci d’autopréservation. Il y a là un changement de paradigme immense. Le gardien du Panoptique a disparu pour laisser place aux citoyens qui se regardent et s’épient en permanence, et qui, constatant une infraction, hurlent en direction du pouvoir se tenant à l’extérieur du bâtiment : « Arrêtez-le ! »
Nous vivons l’apogée de cette société disciplinaire. Une société où la liberté de l’autre nous est devenue insupportable ; une société délatrice, répressive et punitive où chaque geste et chaque parole doivent se conformer à un ordre moral totalitaire. Une société où la liberté n’est plus un principe fondamental mais une valeur comme une autre et une variable d’ajustement, un principe jetable, une condition facultative. La crise a rendu visible ce qui était jusqu’alors invisible. Nous avons découvert que la liberté n’était plus inaliénable et inconditionnelle, intrinsèque à la condition humaine et au statut de citoyen, mais autorisée par le pouvoir en fonction du comportement que l’on adopte, un objet de récompense pour le citoyen docile et discipliné. Ce qui nous a été volé nous est rendu à la condition de notre bon comportement, tel un enfant auquel on accorde une sortie s’il a été suffisamment sage, tel un prisonnier auquel on accorde un droit de visite supplémentaire pour bonne conduite. « Les hommes naissent et demeurent libres », dispose l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais désormais, les hommes sont libres sous condition et ne le demeurent que s’ils y sont autorisés. Nous avons fait une autre découverte : que tout cela était plébiscité par le peuple, que la demande de sécurité primait sur l’exercice de la liberté, et que l’état d’exception permanent trouvait, dans l’opinion, un écho très favorable. Tout le long de la crise sanitaire, le gouvernement a été le zélé serviteur d’un peuple qui a oublié l’importance de sa propre Constitution, et qui se réveillera peut-être un jour – mais il sera sans doute trop tard.
Voilà ce que la crise du Covid-19 a révélé au grand jour.
Ce livre est le récit de cette longue nuit de la démocratie et de la liberté. Il tente de décrire le dispositif complexe qui s’est mis en place à partir de mars 2020 et d’expliquer comment et par quels mécanismes nous avons consenti à l’inacceptable. Il tente aussi de réinscrire cette débâcle dans le temps long et d’analyser la manière dont nous avons, petit à petit, année après année, perdu goût à la liberté et ouvert la voie à notre asservissement. Les pages qui suivent sont pleines d’inquiétude, mais nous les écrivons aussi pour ne pas rester muet, et donc ne pas nous résigner. 1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975.
I LA SOCIÉTÉ D’OBÉISSANCE
1 « Jusqu’à nouvel ordre »
« Le couvre-feu est maintenu jusqu’à nouvel ordre. » Cette phrase glaçante, inédite dans notre histoire récente, a été prononcée par notre Premier ministre en avril 2021. Elle n’a fait l’objet d’aucun commentaire, d’aucune critique, d’aucune plainte, d’aucun scandale et d’aucune indignation. Cette phrase a été reçue comme une phrase normale.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Que s’est-il passé pour qu’une telle parole ait pu être considérée comme banale ? Voilà le commencement de notre réflexion.
Lorsque le confinement est annoncé le 16 mars 2020, il y a, partout en France, un effet de sidération. Face à un événement aussi énorme, on se dit que le monde entier choisit de se claquemurer, et que nous devons également nous plier à la nouvelle Loi du virus bon gré mal gré. Mais on se dit aussi qu’il n’y en a que pour quelques mois, que c’est un moment difficile à passer, certes, mais un moment provisoire. Nous avons donc pris notre mal en patience. Le chef de l’État intervient de nouveau à la télévision. Le confinement est prolongé. Puis les magasins ferment et l’État décide de ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Un système de tracing est mis en place pour surveiller numériquement les allées et venues des Français testés positifs à la maladie. Puis le masque est rendu obligatoire. Le confinement est abrogé, mais quelques mois plus tard un couvre-feu est annoncé. Il se prolonge, un mois, deux mois, trois mois, quatre. La société entière se met à nourrir une obsession pour les « gestes barrières », qui deviennent des gestes permanents. Puis vient l’idée d’un passeport sanitaire pour obliger les gens à se faire vacciner. Puis on entend parler de « nudge », technique de manipulation pour contraindre les gens sans qu’ils s’en rendent compte. De « frein d’urgence », qui consisterait à moduler les restrictions en fonction des taux d’incidence de la maladie dans les régions. Un membre du gouvernement suggère que le masque pourrait devenir un moyen pérenne de lutte contre de futures épidémies. Que certaines restrictions seraient « la condition de la liberté ». Des patients sont privés de visite, des gens meurent seuls et certaines familles sont privées de cérémonies d’enterrement. L’état d’urgence sanitaire est sans cesse prolongé, y compris lorsque la situation épidémique ne l’exige pas, et cela au nom de la « vigilance » et de la prudence, au mépris des principes de proportionnalité et de nécessité. Tout d’un coup, nous réalisons que nous ne vivons plus sous un régime démocratique mais sous un régime d’exception permanent. Qu’il s’est passé quelque chose de grave et qu’on ne reviendra pas en arrière. Que le moment qu’on a vécu n’a pas été provisoire. Que quelque chose s’est installé durablement et a abîmé notre démocratie de l’intérieur.
« Jusqu’à nouvel ordre ». L’état d’urgence est devenu notre normalité politique. Du point de vue institutionnel, la décision du 16 mars 2020 ouvre la voie à un régime ultra-présidentiel qui réduit le Parlement à un rôle de chambre d’enregistrement. Les décisions sont désormais prises en Conseil de défense (sans compte rendu), et un nouvel organisme ad hoc prend une place décisionnaire considérable : le Conseil scientifique (nous y reviendrons). D’autres pays, comme l’Allemagne par exemple, ont mis en place des mesures de restriction très sévères (et sur le fond tout aussi discutables) mais dans le cadre d’un processus décisionnaire démocratique, avec l’organisation de vrais débats parlementaires. Ce ne fut pas le cas en France.
Autre manifestation du nouveau régime politique qui s’installe en France, la neutralisation totale des cours constitutionnelles, qui non seulement n’ont censuré aucune mesure clef de l’état d’urgence sanitaire, mais n’ont pas même émis la moindre recommandation d’assouplissement. Le Conseil d’État est même allé jusqu’à enjoindre au gouvernement de durcir les restrictions lors du premier confinement ! Quant au Conseil constitutionnel, non content de juger conformes à la Constitution les confinements et couvre-feux, il a également validé les dispositions réprimant la violation réitérée du confinement, c’est-à-dire l’incroyable appareil répressif qui s’est mis en place pour garantir le respect des mesures sanitaires… Les mots manquent face à une telle trahison de la part des institutions censées nous protéger de l’arbitraire et des atteintes à nos libertés. Cette incroyable faillite pose d’innombrables questions, au premier rang desquelles : qui nous protège de l’arbitraire ? Dans cette crise sanitaire, la réponse fut sans appel : personne. La France aurait pu, pourtant, s’inspirer de certains de ses voisins plus ou moins proches, les Pays-Bas par exemple, où un tribunal, saisi par un collectif engagé contre les restrictions, a estimé en février 2021 que le couvre-feu constituait une « violation profonde » de la liberté de mouvement et de la vie privée et qu’elle nécessitait « un processus décisionnel très minutieux » qui n’avait pas été respecté, la décision ayant été prise sans consultation du Parlement. En Espagne, la Cour suprême a quant à elle invalidé les velléités andalouses d’introduire le pass sanitaire pour certaines activités, jugeant cette mesure disproportionnée au regard de la situation épidémique. Mais la France et ses institutions n’ont jamais remis en cause aucune des restrictions décrétées par nos gouvernants.
L’état d’exception s’est aussi manifesté dans l’apparition d’un droit préventif pénalisant les intentions et non plus les actions. Comme dans le film Minority Report, les autorités ont anticipé les potentiels actes délictueux que nous aurions pu commettre en interdisant, par exemple, de sortir sans masque ou encore de défier le couvre-feu, c’est-à-dire d’agir avec l’intentionnalité supposée d’infecter autrui, avant même que le délit, c’est-à-dire l’infection, ait pris effet. L’interdiction des déplacements, des manifestations, des événements culturels ou politiques a participé de la même logique : la prévention plutôt que la sanction. Là encore, quelle atteinte à nos libertés que cette conception du droit qui vient punir, a priori, des délits ou crimes que nous n’avons pas encore commis !
Les effets sociaux et humains de cette politique disciplinaire ont été spectaculaires. Des rues vides, le masque omniprésent et saturant l’espace public, les rapports sociaux réduits au strict minimum. Un monde sans contact, sans visage, sans divertissement, sans liberté, sans vie ; un cataclysme civilisationnel et anthropologique. Les dépressions et autres pathologies mentales ont explosé, la jeunesse s’est retrouvée dans une situation de désarroi immense, mais le plus grave, dans la crise qui nous a frappés, est que presque tout ce qui faisait de notre société une société démocratique disparut à partir du 16 mars. L’état d’exception devint notre quotidien, notre nouvelle normalité. L’état d’exception s’est progressivement normalisé au point de se métamorphoser en « état de vigilance », sorte d’état d’urgence sans urgence où la justification des mesures d’exception est prise sur le fondement de l’anticipation, de la possible résurgence de l’épidémie. Face à cet incroyable dévoiement de l’état d’exception, le Conseil constitutionnel a estimé en novembre 2021 que le texte de loi en question (dit de « vigilance sanitaire ») se bornait à prolonger le cadre juridique de l’état d’urgence sanitaire et n’avait ni pour objet ni pour effet de déclarer l’état d’urgence sanitaire lui-même ou d’en proroger l’application. On ne saurait mieux illustrer l’absurdie juridique et démocratique qui s’est installée à partir de mars 2020. Quand le droit ne veut plus rien dire, alors l’arbitraire n’est jamais loin.
On assista à des scènes proprement sidérantes. Telle cette anecdote rapportée par le journal Le Parisien, qui a lieu au mois de mars 2020, lors du premier confinement. Ce jour-là, Pierre, handicapé mental, part en voiture faire ses courses au magasin Lidl de sa ville. Sur le chemin du retour, il est arrêté par des gendarmes en poste sur un rond-point qui lui demandent son motif de déplacement. Pierre leur répond, mais les gendarmes lui font ouvrir son coffre, avant d’exiger qu’il leur montre le ticket de caisse de ses courses. Affolé, Pierre ne le trouve pas. Les gendarmes le verbalisent et lui ordonnent de rentrer chez lui. D’autres, parce qu’ils ont violé à plusieurs reprises le confinement, iront jusqu’à faire de la prison ferme. Le régime sanitaire fut le règne de l’arbitraire absolu.
Voilà pour le tableau général de ce que nous avons vécu. Il est évident que le nouveau régime politique qui s’installe en France le 16 mars 2020 n’a plus rien à voir avec une démocratie. La Constitution, les contre-pouvoirs, le Parlement, les droits fondamentaux, tout cela est effectivement, très concrètement, aboli. Comment, alors, décrire et nommer ce nouveau régime ?
Dans un célèbre ouvrage paru en 1921, La Dictature, le juriste allemand Carl Schmitt, une des figures de la révolution conservatrice allemande, définit la dictature comme un état d’exception dont les manifestations dépendent de ce qui est considéré comme normal dans un régime politique existant. Autrement dit, une dictature est par nature relative, et peut être très différente selon qu’elle s’exerce dans tel pays plutôt qu’un autre. « Si la Constitution d’un État est démocratique, toute suspension exceptionnelle des principes démocratiques […] peut s’appeler dictature. Si un tel exercice démocratique du pouvoir est établi à titre d’idéal politique universellement valide, alors tout État ne respectant pas ces principes démocratiques est une dictature1. » Schmitt poursuit : « Si l’on prend pour norme le principe libéral des droits de l’homme et des droits fondamentaux inaliénables, une violation de ces droits doit apparaître comme une dictature, quand bien même elle reposerait sur la volonté de la majorité. » Schmitt décrit ici précisément le régime politique instauré en France depuis mars 2020. Notre Constitution, nos droits fondamentaux, nos principes démocratiques ont été, le temps de la pandémie, mis entre parenthèses avec l’assentiment de la grande majorité de la population. Un nouveau régime politique est apparu, un régime où nos corps, gestes et déplacements ont été disciplinés sous la menace d’une sanction policière, un régime où le chef de l’État est devenu de facto législateur, abolissant ainsi la distinction essentielle entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, un régime où des experts scientifiques non élus ont joué un rôle politique majeur, un régime, enfin, où la distinction entre public et privé a été partiellement effacée. La démocratie et ses institutions se sont certes maintenues, mais comme simulacres. Le Parlement, le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel ont continué de fonctionner, mais à vide. La Constitution n’a pas été supprimée, mais elle a cessé d’être opérante. Rien n’a été aboli, mais tout a été mis en pause. Notre démocratie est restée formellement une démocratie, mais elle n’en avait plus que le nom. Rappelons, sans évidemment établir une quelconque comparaison entre les deux périodes, que les nazis n’avaient pas formellement aboli la Constitution de Weimar, preuve s’il en est qu’une démocratie peut cesser d’exister sans être formellement abolie.
Le terme de « dictature », forcément, pose question. À ceux qui brandissaient, souvent de manière excessive et théâtrale, le spectre de la « dictature sanitaire », certains ont rétorqué qu’il leur suffisait d’aller voir du côté de la Corée du Nord ou de la Chine pour découvrir ce qu’était une véritable dictature. À cela, on peut répondre deux choses : d’abord, les pays européens et la France en particulier se sont justement inspirés de la réponse disciplinaire et autoritaire de la Chine, allant même parfois plus loin (notamment dans la stratégie vaccinale) ; ensuite, comme le décrit Schmitt, il n’y a pas une forme de dictature, mais plusieurs, à des degrés d’intensité différents. Or le moment politique que nous avons vécu s’apparente de fait à une forme de dictature, heureusement provisoire, qui a aboli la plupart de nos droits fondamentaux et qui s’est caractérisée par une concentration du pouvoir inédite dans notre histoire récente. Cette dictature a pris la forme d’un pouvoir disciplinaire, dans lequel Michel Foucault voyait l’essence même du pouvoir dans nos sociétés modernes.
Voici comment le philosophe décrit le pouvoir disciplinaire : « L’hypothèse que je voudrais avancer, c’est qu’il existe dans notre société quelque chose comme un pouvoir disciplinaire. Par là je n’entends rien d’autre qu’une forme en quelque sorte terminale, capillaire du pouvoir, un dernier relais, une certaine modalité par laquelle le pouvoir politique, les pouvoirs en général viennent, au dernier niveau, toucher les corps, mordre sur eux, prendre en compte les gestes, les comportements, les habitudes, les paroles, la manière dont tous ces pouvoirs se concentrent vers le bas, jusqu’à toucher les corps individuels eux-mêmes2. » Cette hypothèse pouvait, à l’époque où Michel Foucault la formulait, paraître excessive, ou du moins peu perceptible dans la pratique concrète du pouvoir qui s’exerçait alors. La redécouvrant aujourd’hui, on se rend compte à quel point elle était visionnaire, et combien elle définit précisément ce que nous avons vécu. Le moment politique que nous venons de connaître a donc été moins autoritaire ou totalitaire que disciplinaire, c’est-à-dire qu’il s’est manifesté à travers tout un ensemble de contraintes normatives qui ont infusé la société entière. Si l’on rapproche l’analyse de Schmitt de celle de Foucault, alors il est permis de qualifier le régime sanitaire de « dictature disciplinaire » : un régime intégralement tourné vers des politiques de santé et d’hygiène publique, dont l’unique but fut de discipliner le comportement des citoyens à travers une politique de contrôle des corps, des déplacements, de la vie quotidienne, des interactions sociales ou encore des usages hygiéniques. Voilà de quoi l’état d’urgence sanitaire fut le nom. Cette crise a été aussi le lieu d’une transformation majeure de l’idée que nous nous faisons de la démocratie et de l’État de droit. En mars 2020, un choix a été fait : celui de gérer la crise sanitaire de manière non démocratique. Nous sommes alors sortis du cadre démocratique pour entrer dans les eaux troubles de l’état d’exception permanent, avec ses mesures liberticides, discriminatoires et attentatoires à nos droits fondamentaux. Que l’on nomme ce nouveau régime « dictature » ou non importe peu, car le fait majeur est celui-ci : la démocratie n’est plus considérée comme un bien inestimable, mais comme un obstacle dans la gestion des crises, un régime dont on peut se débarrasser quand on considère qu’il n’est plus « efficace ». C’est l’idée même de la supériorité de la démocratie sur les autres régimes qui est donc en train de disparaître – et avec elle l’État de droit et ses principes fondateurs, au premier rang desquels la liberté. Nous vivons en effet une époque de crises perpétuelles : crise terroriste, crise sécuritaire, crise sanitaire, crise climatique… À l’ère de la crise permanente, que reste-t-il de nos principes démocratiques ? Que reste-t-il du principe de l’État de droit, censé justement nous protéger de l’arbitraire et des abus de pouvoir ? Doit-on considérer, désormais, que les principes de la démocratie et de l’État de droit sont des principes superflus, inadaptés à l’époque de la crise perpétuelle et du danger permanent ? Que seule l’efficacité compte et que, pour paraphraser un rapport sidérant publié par trois sénateurs en juin 2021, « si une dictature sauve des vies pendant qu’une démocratie pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe » ? Poser cette question revient déjà à renoncer à des principes qui furent jadis non négociables, mais qui font aujourd’hui l’objet de tous les compromis et de toutes les compromissions. Au nom de l’urgence, nous sommes en train de liquider l’intégralité de l’héritage politique de 1789. « La tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle », a écrit Walter Benjamin. Nous en faisons aujourd’hui amèrement l’expérience.
1. Carl Schmitt, La Dictature, Éditions du Seuil, 2000.
2. Michel Foucault, « Le pouvoir psychiatrique », cours au Collège de France, 1973-1974, Gallimard-Seuil, 2003.
2 Une dictature citoyenne
Tentons de nous soumettre à un exercice inhabituel mais qui se révèle souvent utile. Il consiste à réévaluer une situation passée en modifiant quelques-uns de ses paramètres pour en imaginer les développements possibles. Imaginons, donc, que le confinement n’ait jamais eu lieu. Imaginons que l’État n’ait pas contraint, par la loi, les citoyens à se retrancher chez eux, et imaginons qu’il n’ait pas imposé de mesures comme le masque obligatoire. Imaginons, enfin, que l’État se soit cantonné à émettre des recommandations de prudence, confiant au libre arbitre de chacun de décider de se protéger ou non, de se confiner ou non, ...
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