CULTURE LITTERAIRE : La Loi et la Rue
Policier : métier que tout le monde adore détester, encenser, commenter - le plus souvent sans avoir la moindre idée de la réalité du terrain.
RÉSUMÉ
Telle pourrait être la définition de cette profession à une époque où tous les flics sont forcément des salauds ou des victimes mais rarement des hommes aux prises avec l'une des missions les plus difficiles qui soient : assurer la protection et la sécurité de tous les citoyens.
Bertrand DAL VECCHIO
Ecrivain
Ancien policier, Bertrand Dal Vecchio est aujourd'hui auteur de fictions pour le théâtre, la radio et la télévision.
Avec La Loi et la Rue, Bertrand Dal Vecchio pulvérise les poncifs et les clichés. Policier pendant vingt ans, il raconte aussi bien les nuits de garde dans les commissariats de quartier que la tension de la lutte antiterroriste, les aberrations administratives et les moments de dérapage. Grâce à un style épuré et maîtrisé qui rend hommage aux plus grands noms du roman noir, le récit de son expérience vécue va bien au-delà du simple témoignage. Avec subtilité et précision, avec la franchise de celui qui était en première ligne, Dal Vecchio réhabilite tout simplement la nuance et, avec elle, l'exigence de vérité.
Un ouvrage poignant dont les scènes et les personnages restent longtemps gravés dans la mémoire du lecteur. Un document salutaire qui aborde, à hauteur d'hommes, ce métier si mal connu.
Policier : métier que tout le monde adore détester, encenser, commenter - le plus souvent sans avoir la moindre idée de la réalité du terrain.Telle pourrait être la définition de cette profession à une époque où tous les flics sont forcément des salauds ou des victimes mais rarement des hommes aux prises avec l'une des missions les plus difficiles qui soient : assurer la protection et la sécurité de tous les citoyens.
Avec La Loi et la Rue, Bertrand Dal Vecchio pulvérise les poncifs et les clichés. Policier pendant vingt...
EXTRAIT DU LIVRE
SOMMAIRE
Titre
4 - Le mensonge, l'autre boson de Higgs
5 - La triche taille Godzilla
6 - Des contrôles d'identité et du Chinois
7 - La culture de la cantine
8 - Nous contre le reste du monde
9 - Emmanuelle
10 - Les frontières et ceux qui les gardent
11 - Le grand blues de Magnanville
12 - L'hiver de notre déplaisir
13 - La mort à Pôle emploi (et la mort tout court)
14 - Rome après la chute
15 - Coda
« C’est vraiment des putains d’enfoirés ! hurla Élie sans même me saluer. — Qui ? lui demandai-je en écartant un peu le téléphone de mon oreille. — Tes mecs, là ! Du 17e ! »
Je ne savais pas de quoi il parlait, mais je devinais que la police était impliquée. « Tes mecs », c’est comme ça qu’Élie désignait les flics. J’avais beau avoir démissionné quatre ans plus tôt, il me considérait toujours comme l’un des leurs.
Élie et moi, ça commençait à faire : nous nous étions rencontrés voilà cinq ans à cause – ou grâce – à sa mère qui, sur la fin de sa vie, perdait la boule. Un soir, alors que je rentrais du boulot, je l’avais trouvée devant mon immeuble, agacée et désemparée par un digicode qui refusait de la laisser rentrer chez elle. Et pour cause, ce n’était pas chez elle.
Comme j’étais dans un bon jour, je l’avais aidée à retrouver son chemin – un simple coup d’œil à son vieux permis de conduire dans son sac à main m’avait donné son adresse. À sa porte, j’étais tombé sur son fils, Élie, mort d’inquiétude de ne pas savoir où était sa mère chez qui il dînait tous les soirs ou presque. Pour me remercier, et après s’être bien engueulés, mère et fils m’avaient gardé avec eux et ce n’est que bien plus tard dans la soirée que j’avais pu m’arracher à leur générosité, le corps lesté de boulettes et l’esprit embrumé par un vin rouge trop costaud pour moi.
Élie était devenu un ami après ça ; un ami qui m’emmerdait au téléphone et qui me piquait de l’argent aux cartes, mais un ami quand même. Passé la quarantaine, on n’a plus beaucoup d’amis et, sauf coup de pouce du destin, on ne s’en fait pas de nouveaux. On manque de temps, de patience et de cette naïveté sur laquelle prospère l’amitié.
Élie était un bon camarade mais, j’ignore pourquoi, il se sentait obligé de me confronter au téléphone à chaque fois qu’un de mes ex-collègues était impliqué dans une affaire qu’il jugeait être une bavure. C’était son truc.
Ce soir-là, je l’écoutais d’une oreille distraite. Il faut dire que je l’avais déjà entendu des dizaines de fois s’énerver de la sorte et, la force de l’habitude, ses coups de colère me passaient au-dessus de la tête. Il était tard, aussi je réprimai un bâillement. Élie l’entendit et il pesta aussitôt contre mon mépris pour les victimes de violences policières. Il m’envoya alors la vidéo de l’intervention de police dans le studio de musique de Michel Zecler. Je lui expliquai que j’en avais rien à foutre et que c’était la dernière chose que j’avais envie de voir, mais il insista. Je cédai à son caprice et visionnai le film en question. « Alors ? me demanda-t-il quand j’eus terminé. — Alors quoi, Élie ? Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? — Là, tu vas pas me dire que c’est pas des putains de barbares, tes mecs ! — Je ne sais pas, on n’a pas le contexte… » Élie s’emballa au mot « contexte ». « Contexte, mon cul ! Tu vois bien qu’ils le tabassent ! Et toi, tu les défends encore ! Je te le dis comme je le pense, Bertrand… Là, il faut que ces enfoirés rendent des comptes parce que sinon… »
Je le poussai un peu : « Sinon quoi ? Qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas monter un collectif ? » Il m’agonit d’injures, ce qui me fit rire, bien sûr, puisque c’était le résultat que je recherchais. Ensuite, Élie, grandiloquent, prédit l’apocalypse pour les auteurs de ce passage à tabac. Selon lui, dans cette affaire et contrairement à ses habitudes, l’administration policière refuserait de protéger ses nervis. Le truc était trop énorme, les preuves trop flagrantes. L’opinion publique, chauffée à blanc par les réseaux sociaux, ne tolérerait pas l’habituel tour de passe-passe dramaturgique consistant à victimiser les flics et à incriminer les victimes. Elie en était certain : pour une fois, justice allait être rendue dans ce pays avec la mise au pilori de ces flics violents et racistes.
La suite des événements donna raison à cet emmerdeur. Le sort des agents de la brigade territoriale de contact fut vite réglé. En l’espace de quelques heures, ils furent suspendus de leur fonction, placés en garde à vue, déférés, mis en examen et dans la foulée, le juge d’instruction en colla deux en détention provisoire, décision plutôt rare pour une affaire de ce genre.
Puis, poussé dans les cordes par deux journalistes roublards, le président concéda l’existence de violences policières habituelles, structurelles à l’institution, validant ainsi les thèses des militants antipolice les plus remontés.
Côté politique, ça ne traînait pas non plus. Le ministre de l’Intérieur dénonça des actes « inqualifiables » et, anticipant les conclusions de l’enquête, annonça leur prochaine radiation des cadres. L’affaire était entendue : ces policiers étaient d’ores et déjà indignes de leur uniforme.
Le président de la République lui-même y alla de son commentaire indigné. Quelques jours plus tard, lors d’une interview accordée au média Brut, il déclara, au sujet des policiers impliqués : « Ce qui nous a fait honte à tous, c’est que les policiers ne soient pas exemplaires. Il n’y a rien qui l’excuse ni le justifie. » Puis, poussé dans les cordes par deux journalistes roublards, le président concéda l’existence de violences policières habituelles, structurelles à l’institution, validant ainsi les thèses des militants antipolice les plus remontés.
Il y avait ces policiers blancs qui frappaient un homme noir
À part ça, cette affaire suscitait les échanges stériles habituels entre défenseurs opiniâtres et détracteurs zélés de l’institution policière. À droite, on incitait à la prudence, on exigeait le respect de la présomption d’innocence et, l’air de rien, on rappelait les antécédents judiciaires de Michel Zecler, l’homme ayant été condamné pour braquage dans sa prime jeunesse. À gauche, on expliquait que les images de la vidéosurveillance du studio de musique, et celles filmées dans la rue quelques minutes plus tard et qui révélaient de nouvelles violences commises sur Michel Zecler, emportaient ipso filmo la condamnation définitive de ces policiers violents et racistes.
Rien de neuf, donc, dans la grisaille de ce mois de novembre 2020 : la police et ses flics, ses coups d’éclat et ses bavures, c’est une station-service ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, jours fériés inclus. À toute heure du jour et de la nuit, chacun peut y faire le plein d’arguments pour conforter sa vision du monde.
Incontestablement, cette affaire avait toutes les qualités pour s’imposer comme le feuilleton judiciaire des deux ans à venir. Il y avait ces policiers blancs qui frappaient un homme noir, la méta-insulte « sale nègre », chargée d’histoire et de colère, entendue par Michel Zecler mais que les policiers niaient avoir proférée, une sacoche qui dégageait l’odeur âcre caractéristique du cannabis qui disparaissait puis réapparaissait vidée de son éventuel contenu, un procès-verbal inexact, voire mensonger. Il y avait là de quoi exciter bien des esprits.
Comme de juste, les réseaux sociaux s’enflammèrent dès que cette histoire fut révélée. La vidéo diffusée par le site d’information Loopsider compta rapidement 14 millions de vues, lesquelles générèrent des tonnes de commentaires. J’en lisais quelques-uns et relevais leurs caractéristiques communes. Ces messages étaient spontanés, tranchés, souvent stupides et toujours conformes à l’idéologie de leurs auteurs telle que révélée par les messages qu’ils avaient pu produire auparavant sur d’autres sujets. Même s’ils n’en savaient rien, antiflics et proflics avaient une idée bien arrêtée quant à ce qui s’était passé dans ce studio de musique.
Cette affaire ayant piqué ma curiosité, j’essayai d’en savoir plus. Le lendemain de ma conversation avec Élie, j’appelai d’anciens collègues, des copains éventuellement prêts à m’en dire davantage, off the record.
Il ressortit de ces appels un sentiment général d’incompréhension et de gâchis. Les flics impliqués dans cette galère étaient apparemment de braves types, bien notés de leur hiérarchie et appréciés de leurs collègues. Ils étaient bien intégrés dans leur unité, la brigade territoriale de contact du 17e arrondissement, décrite comme multiethnique et très « united colors of Benetton », pour reprendre l’expression de l’un de mes correspondants. Le racisme ne constituait pas le fonds de commerce de cette unité.
Par ailleurs, on m’expliqua que la vidéo diffusée par Loopsider avait été non pas trafiquée mais projetée avec un léger accéléré, procédé déloyal qui accentuait la violence de l’intervention. Diffusée à la vitesse normale, l’intervention apparaissait toujours aussi foireuse, mais pas aussi dramatique.
Bon…
Une matinée passée là-dessus et je n’étais pas très avancé. L’affaire restait nébuleuse et je me rendis à l’évidence : je ne saurais jamais avec précision ce qui s’était passé ce soir du 22 novembre.
Dès lors, faute de sonder les cœurs et les reins des protagonistes de cette affaire, je devrais me contenter, comme tout un chacun, de la vérité judiciaire qui nous serait signifiée d’ici quelques mois. Il s’agirait d’une vérité contestable qui serait, sans surprise, contestée par celui, de Michel Zecler aux policiers en passant par le parquet, qui s’estimerait lésé par la décision rendue. Toutes les voies de recours seraient alors sollicitées, cette histoire traînerait des années et le public finirait par s’en désintéresser, la charge émotionnelle du récit s’affaiblissant au fil de ses rediffusions dans les tribunaux. Au bout du compte, un nouveau fait divers impliquant des flics, plus violent et plus sulfureux, capterait l’attention du public et éclipserait les malheurs de Michel Zecler et des policiers de la BTC.
Assis dans mon fauteuil à ruminer ce que je savais et ce que je ne savais pas, je réalisais que pour tirer quelque chose d’intéressant de cette affaire Zecler, il fallait l’alléger de toute sa superficialité, c’est-à-dire, à peu de chose près, de l’affaire en elle-même et des ressorts psychologiques qui la sous-tendaient.
Comprenez : ces quatre flics sont ou ne sont pas de sales types. Ils sont, ou ne sont pas, racistes et leur usage de la force pour maîtriser Michel Zecler est, ou n’est pas, proportionné à la résistance qu’il leur a opposée. Il n’y a pas de réponse à ces questions ou, plutôt, il y en a autant que de personnes qui y consacreront un tweet. Toute réflexion sur ces sujets conduit inéluctablement à un cul-de-sac métaphysique, car il s’agit de révéler une vérité psychologique par définition introuvable. Il s’agit, en quelque sorte, d’expliquer le pourquoi et de laisser de côté le comment.
Comment ces flics en sont-ils venus à rédiger un faux en écriture public pour se sortir du bourbier dans lequel ils s’étaient fourrés ?
Or, dans les affaires de police, le pourquoi est inutile. Certes, il agit comme un puissant aphrodisiaque. Le pourquoi est sexy. Il excite les papilles et titille les neurones parce qu’il sent le cul et qu’il permet de revisiter de vieilles rancœurs familiales fondées sur des coucheries salaces et des spoliations d’héritage. Le pourquoi ; les avocats et les psys gagnent leur vie avec, les écrivains aussi. Mais il ne faut pas prendre la chose trop au sérieux. Pourquoi Mark Chapman a-t-il tiré sur John Lennon et pourquoi Jonathann Daval a-t-il tué Alexia Fouillot ? Ah, merde, la vérité, c’est qu’on n’en sait rien ! Ce que nous connaissons de ces affaires peut être agencé selon mille schémas différents pour générer autant d’hypothèses invérifiables. Le pourquoi est un labyrinthe dépourvu d’issue.
Dans le boulot de flic, ce qui compte, c’est le comment. Comprendre comment le voleur a ouvert le coffre pour voler les bijoux et comment le tueur s’est débarrassé du corps de sa victime conduit à la résolution de l’affaire. C’est une approche intellectuelle ennuyeuse mais efficace et si l’on veut résoudre le mystère de l’affaire Zecler, il faut en passer par là, comprendre le comment.
Comment cette affaire a-t-elle pu planter dans des proportions aussi dantesques ? Et si c’est bien le cas : comment ces flics en sont-ils venus à rédiger un faux en écriture public pour se sortir du bourbier dans lequel ils s’étaient fourrés ?
Il se trouve que j’ai été flic pendant vingt ans, alors j’ai mon idée sur la question.
Le directeur de l’école de police était un homme petit et chétif, avec un port sévère et une voix qui chuintait pas mal. Ses rares cheveux blancs étaient coiffés en arrière avec un soin excessif, comme la preuve ultime de son attachement à l’ordre. Haut fonctionnaire austère au visage émacié, il était, physiquement parlant, un Didier Lallement avant Didier Lallement, ce même si sa raideur m’apparaissait toujours un peu surjouée quand il prenait la parole.
« Jeunes flics, si vous ambitionnez de faire respecter la loi, commencez par vous l’appliquer à vous-même. Observez, en tout lieu et en toutes circonstances, un comportement irréprochable. Dans le cas contraire, vous vous déshonorerez, vous et l’institution. Et, dans ce cas, vous trouverez la police des polices sur votre chemin et elle vous tapera sur les doigts. » Didier Lallement
Les antilopes qui sortent de la réserve finissent sur un tam-tam. C’était son mantra, son grand truc qu’il nous répétait sans cesse. Sa phrase gri-gri dérivait d’un proverbe africain qui prédit un avenir sombre à l’antilope qui abandonne sa mère. Mais nous étions à la fin des années 1990 et l’appropriation culturelle n’était pas encore un crime passible de la peine de mort sociale. Blague à part, ce que le directeur voulait, c’était nous rappeler à nos obligations déontologiques. Son idée, pleine de bon sens, était celle-ci : « Jeunes flics, si vous ambitionnez de faire respecter la loi, commencez par vous l’appliquer à vous-même. Observez, en tout lieu et en toutes circonstances, un comportement irréprochable. Dans le cas contraire, vous vous déshonorerez, vous et l’institution. Et, dans ce cas, vous trouverez la police des polices sur votre chemin et elle vous tapera sur les doigts. »
Assis dans le grand amphithéâtre dans nos uniformes neufs qui sentaient encore leur housse d’emballage, nous écoutions cet ancien commissaire de l’IGPN, avec un mélange de crainte et de respect, bien décidés à rester dans la réserve pour sauver la République tout autant que nos culs. Nous n’étions pas loin de 500 élèves officiers, si mes souvenirs sont exacts. Nous étions, pour la plupart d’entre nous, des garçons blancs, issus des classes moyennes. Sociologiquement : des fils de petits fonctionnaires et d’employés de bureau, comme je l’étais moi-même. Nous n’étions ni stupides ni brillants. Nous étions jeunes, lisses, propres sur nous et décidés à servir. Nous étions courageux et déterminés, prêts à nous battre si les circonstances l’exigeaient.
À une très large majorité, nous n’avions pas choisi ce boulot par hasard, en tirant à pile ou face un soir de beuverie ; pile, EDF, face, flic. Nous avions foi en ce métier.
Nous avions LA VOCATION. Bien sûr, nous n’en parlions pas. Nous étions de grands gamins trop occupés à vouloir être, vivre et faire pour nous interroger sur les causalités clandestines qui nous commandent. Nous étions dans notre vingtaine, cette décennie superficielle et sans grand intérêt, hormis pour la baise et la picole. Jeunes et sans expérience de la vie, nous n’étions pas équipés pour explorer le monde souterrain des affects inavouables et des pulsions destructrices. Une discussion visant à comprendre nos choix de carrière aurait été trop dangereuse. L’intime est une bouteille de nitroglycérine. Il vaut mieux la manier avec précaution, sauf à vouloir finir éparpillé sur un mur.
Enfant, puis adolescent, je voulais me battre avec la terre entière ; à défaut de trouver le courage d’affronter ma mère. J’étais insolent et provocateur. J’aimais picoler et faire le coup de poing. Mais j’étais aussi plus réfléchi que ce que je voulais bien admettre. Si j’étais champion pour faire le con, je savais aussi que cette attitude n’était précisément qu’une attitude et qu’en conséquence, elle était bidon.
Encore aujourd’hui, je ne suis pas certain d’avoir toutes les clés. Mon père était un taiseux, un homme intelligent mais distant, qu’un méchant cancer avait enfermé trop tôt dans la peur de la mort. Ma mère était perspicace et intuitive, qualités qu’elle mettait au service d’une entreprise de destruction massive de tout ce qui l’entourait : mari, enfants et vaisselle en porcelaine. À n’importe quelle heure du jour et de la nuit, elle laissait éclater sa colère, et la seule chose à faire, croyez-moi, c’était de se planquer.
Du côté des ascendants, ce n’était pas fameux non plus. Côté paternel, j’avais une grand-mère qui passait ses journées à l’église et qui filait le fric de son défunt mari à toutes les associations catholiques qui lui en demandaient. Bon nombre d’entre elles avaient trouvé avec Mamie Jeanne un mouton à tondre hors catégorie. De l’autre côté, un grand-père antisémite au dernier degré qui éructait sa haine devant sa télévision, où tous les journalistes étaient soit juifs, soit à la solde des juifs.
Enfant, puis adolescent, je voulais me battre avec la terre entière ; à défaut de trouver le courage d’affronter ma mère. J’étais insolent et provocateur. J’aimais picoler et faire le coup de poing. Mais j’étais aussi plus réfléchi que ce que je voulais bien admettre. Si j’étais champion pour faire le con, je savais aussi que cette attitude n’était précisément qu’une attitude et qu’en conséquence, elle était bidon. Je savais qu’il fallait juste que je me trouve une cause pour ordonner ma colère et canaliser mon inclination à la violence. Après mon bac, la lutte contre la délinquance m’apparut un exutoire acceptable – et il y avait la sécurité de l’emploi. Je passais alors le concours pour devenir flic : 10 000 inscrits pour 100 places, le boulot faisait envie à l’époque.
Au cours de ma carrière, j’ai constaté que les flics s’interrogeaient rarement, pour ne pas dire jamais, sur leurs motivations pour faire ce métier. Il faut dire que l’introspection n’est pas une activité plébiscitée par l’administration. Qui creuse dans son jardin intime risque de révéler des cadavres encombrants, enterrés à la va-vite, sans sépulture ni oraison funèbre. Si les flics élucidaient le mystère de leur vocation, beaucoup changeraient de métier. Car c’est quelque chose que l’on comprend vite avec ce boulot : une vie de flic ne répare aucun traumatisme ni ne comble aucun vide. C’est un chemin de douleur qui, comme tous les chemins de douleur, ramène tout à la fin au point de départ, des bosses sur la tête en plus.
En tout cas, à l’école de police, tout le monde affichait ses bonnes intentions. Nous entendions jouer la partie dans le strict respect des règles du jeu. Les écarts de conduite, les manquements à la loi, tout ça, c’était pour les ripoux, les faibles, tous ceux qui par paresse ou par manque de courage prenaient des raccourcis. La loi était bien faite, puisque c’était la loi, et l’administration, une maman à la bienveillance austère. Nos enseignants capitalisaient sur notre naïveté et forçaient le trait : la police est une grande famille et le code de déontologie est le texte sacré qui nous unit et nous définit.
Tout ça, c’était évidemment de la connerie, mais à l’époque, on n’avait pas le moyen de le savoir.
Pour le reste, l’enseignement était tout théorique. Nous subissions des heures de cours magistraux en amphi assenés par des flics qui s’étaient piqués d’enseignement, soit par goût pour la pédagogie, soit – et c’est l’hypothèse la plus vraisemblable – parce que ça leur permettait de dérouler une carrière bien au chaud, loin des dangers du dehors.
À ces cours magistraux succédaient de longues séances de travaux dirigés et de devoirs sur table où nous rédigions à la main des kilomètres de procès-verbaux. Ajoutez à cela un peu de sport, quelques cours de self-défense improbables où l’on vous explique comment neutraliser un homme qui vous attaque avec un couteau. Saupoudrez cette formation de quelques séances de tir sur des cibles immobiles et d’autant de mises en situation aussi réalistes qu’une pièce de Beckett. Pour amuser la galerie, imaginez un simulacre de manifestation avec des collègues de CRS trop heureux de balancer des grenades lacrymogènes dans les jambes de leurs jeunes collègues. Envoyez tout le monde en stage d’observation pendant quelques mois et vous aurez vos dix-huit mois de scolarité.
À la fin, tout cela paraissait à la fois trop court et trop long. Nous nous sentions à côté de la plaque. La suite allait confirmer ce mauvais pressentiment.
Me concernant, au-delà de tout ce que je pouvais imaginer.
J’ai grandi dans ces villes de tailles moyennes qui donnent envie de se tuer l’hiver et de se tirer l’été. J’ai fréquenté des établissements scolaires de seconde zone où des professeurs fatigués s’ennuyaient presque autant que leurs élèves. Le spleen des dimanches pluvieux où tout est fermé fut mon grand ordinaire. J’ai tiré la longue peine de l’adolescence dans ces bars sans identité – le café de la Gare, le Stadium, le café du Beffroi, le café des Arts. Assis sur des banquettes en skaï défraîchies, écrasant mes premières cigarettes dans des cendriers Ricard en plastique noir, je buvais à la chaîne des expressos au goût de liquide vaisselle.
De toutes les destinations possibles, Paris s’imposait comme une évidence. Je ne connaissais rien de cette ville ; mes parents m’y avaient emmené deux ou trois fois pour jouer les touristes. Nous avions fait l’inévitable balade au cœur du Quartier latin, puis un tour à Montmartre pour admirer le travail des peintres sur la place du Tertre.
Il ne se passait pas une journée sans que je me fasse la promesse de me tirer dès que l’occasion se présenterait. Je laissais bien volontiers la beauté de la campagne française à qui voulait l’embrasser ; moi, mes rêves étaient faits de béton et de néons. Je voulais de la vie tout le temps, de jour comme de nuit. J’étais attiré par les lumières de la ville comme une infirmière fatiguée par la machine à café de sa salle de pause.
De toutes les destinations possibles, Paris s’imposait comme une évidence. Je ne connaissais rien de cette ville ; mes parents m’y avaient emmené deux ou trois fois pour jouer les touristes. Nous avions fait l’inévitable balade au cœur du Quartier latin, puis un tour à Montmartre pour admirer le travail des peintres sur la place du Tertre. Ensuite, avec la fatigue qui nous coupait les jambes, on reprenait la voiture. C’est là que les choses sérieuses commençaient pour moi. Barbès, on enquillait Pigalle. Je me souviens de la foule sur les trottoirs, de tous ces mecs à la dégaine louche qui traînaient autour des joueurs de bonneteau, ces hommes faussement immobiles, le regard fuyant, et puis les rabatteurs devant les sex-shops.
Paris me fascinait. C’était grand, sale et bruyant, comme une Babylone puante dessinée par le baron Haussmann. Pour moi, il n’y avait aucun doute, Paris était l’endroit où il fallait être et vivre pour, justement, être et vivre.
Beaucoup de flics se battent pour obtenir à la fin de la scolarité un poste en province, histoire de se rapprocher de leur famille et de se soustraire à l’angoisse de l’inconnu. Moi, c’était tout le contraire, je voulais fuir ma famille et me coltiner la vraie vie. Alors je choisis un poste à Paris, en police judiciaire, et me retrouvai affecté dans un grand commissariat parisien, un « stalag » comme on les surnommait. Mon premier boulot consistait à rester enfermé dans un box, de 9 heures à 19 heures, et d’y accueillir tous ceux qui s’y présentaient. Le service des plaintes dans un commissariat de police est un espace hybride, entre la cour des Miracles et l’asile de dingues. Toute la journée, les gens défilent pour se plaindre de tout et de rien. Il y a des touristes victimes des pickpockets qui rôdent dans le métro, il y a le type très comme il faut qui soupçonne la femme de ménage de voler dans le porte-monnaie de son vieux père. Il y a la prof de fitness harcelée par son détraqué de voisin. Il y a la mamie invalide qui s’est fait arnaquer et qui a signé un chèque pour s’abonner deux ans à une salle de sport spécialisée dans la gymnastique suédoise. ...
SE PROCURER LE LIVRE
Comments