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  • Photo du rédacteurPar Joseph Polidori

ESPACE LITTERAIRE : BRIGITTE GIRAUD

Vivre vite

« J’ai été aimantée par cette double mission impossible. Acheter la maison et retrouver les armes cachées. C’était inespéré et je n’ai pas flairé l’engrenage qui allait faire basculer notre existence. Parce que la maison est au coeur de ce qui a provoqué l’accident. »


Brigitte Giraud est la 13e femme à recevoir le prix Goncourt en 120 ans

En un récit tendu qui agit comme un véritable compte à rebours, Brigitte Giraud tente de comprendre ce qui a conduit à l’accident de moto qui a coûté la vie à son mari le 22 juin 1999. Vingt ans après, elle fait pour ainsi dire le tour du propriétaire et sonde une dernière fois les questions restées sans réponse. Hasard, destin, coïncidences ? Elle revient sur ces journées qui s’étaient emballées en une suite de dérèglements imprévisibles jusqu’à produire l’inéluctable. À ce point électrisé par la perspective du déménagement, à ce point pressé de commencer les travaux de rénovation, le couple en avait oublié que vivre était dangereux. Brigitte Giraud mène l’enquête et met en scène la vie de Claude, et la leur, miraculeusement ranimées.



EXTRAIT DU LIVRE : VIVRE VITE

À Théo Écrire, c’est être mené à ce lieu qu’on voudrait éviter. Patrick Autréaux


Après avoir résisté pendant de longs mois, après avoir ignoré jour après jour les assauts des promoteurs qui me pressaient de leur céder les lieux, j’ai fini par rendre les armes. Aujourd’hui j’ai signé la vente de la maison. Quand je dis la maison, je veux dire la maison que j’ai achetée avec Claude il y a vingt ans, et dans laquelle il n’a jamais vécu. À cause de l’accident. À cause de ce jour de juin où il a accéléré sur une moto qui n’était pas la sienne sur un boulevard de la ville. Inspiré par Lou Reed, peut-être, qui avait écrit : Vivre vite, mourir jeune, des choses comme ça, dans le livre que Claude lisait alors, que j’ai retrouvé posé sur le parquet au pied du lit. Et que j’ai commencé à feuilleter la nuit qui a suivi. Jouer au méchant. Tout saloper


VIVRE VITE J’ai vendu mon âme, et peut-être la sienne. Le promoteur a déjà acheté plusieurs parcelles dont celle du voisin sur laquelle il projette de construire un immeuble qui viendra dominer le jardin, qui viendra plonger sur mon intimité du haut de ses quatre étages, et aussi masquer le soleil. C’en est fini du silence et de la lumière. La nature qui m’entoure se changera en béton et le paysage disparaîtra. De l’autre côté, il est prévu que le chemin devienne une route, qui empiétera chez moi, pour favoriser l’accès au quartier à vocation désormais résidentielle.


Le chant des oiseaux sera recouvert par des bruits de moteurs. Des bulldozers viendront raser ce qui était encore vivant. Quand nous avons acheté, Claude et moi, cette année 1999 où les francs se convertissaient en euros et où le moindre calcul nous obligeait à une règle de trois infantilisante, le plan d’occupation des sols (ou POS) indiquait que nous étions en zone verte, autrement dit, que le secteur n’était pas constructible.



Le propriétaire de la maison voisine nous informait qu’il était interdit de couper un arbre, sous peine de devoir le remplacer. Chaque once de nature était sacrée. C’est pour cela que ce lieu nous avait séduits, on pourrait y vivre caché, à la lisière de la ville. Il y avait un cerisier devant les fenêtres, un érable qu’une tempête a déraciné l’année où je suis retournée en Algérie, et un cèdre de l’Atlas, dont j’ai appris récemment que la résine était utilisée pour embaumer les momies. D’autres arbres ont été plantés, par moi, ou ont poussé seuls, comme le figuier qui s’est invité contre le mur du fond, chacun raconte une histoire. Mais Claude n’a rien vu de cela.


Il a juste eu le temps de visiter en poussant des sifflements d’enthousiasme, de constater l’ampleur des travaux à envisager, et de repérer l’endroit où il pourrait garer sa moto. Il a eu le temps de mesurer les surfaces, de se projeter dans l’espace en dessinant quelques gestes dans les airs, de signer chez le notaire, d’ironiser dans le bureau du Crédit mutuel au moment de répartir le pourcentage de l’assurance du prêt sur nos deux têtes. Les lieux avaient un fort potentiel, comme on dit dans le jargon immobilier. Cette affaire de rénovation nous électrisait. On pourrait écouter la musique fort sans gêner ce voisin qui comptait les arbres et dont le vaste terrain s’étendait derrière une haie naturelle. On pourrait poser nos valises pour une vie entière et faire des plans sur la comète, à gogo.


J’ai emménagé seule avec notre fils, au cœur d’un enchaînement chronologique assez brutal. Signature de l’acte de vente. Accident. Déménagement. Obsèques. L’accélération la plus folle de mon existence. L’impression d’un tour de grand huit, cheveux au vent, avec la nacelle qui se détache. J’écris depuis ce décor lointain où j’ai atterri, et d’où je perçois le monde comme un film un peu flou qui a longtemps été tourné sans moi. La maison était devenue le témoin de ma vie sans Claude. Une carcasse qu’il m’avait fallu apprendre à habiter. Et dans laquelle j’avais abattu des cloisons avec de grands coups de masse à la hauteur de ma colère. C’était une maison un peu bancale, avec son terrain à défricher que nous avions espéré transformer en jardin. Au lieu de rénover, j’avais eu l’impression de défoncer, de saccager, de déclarer la guerre à ce qui me résistait, le plâtre, la pierre, le bois, des matières que je pouvais martyriser sans que personne me jette en prison. C’était ma vengeance minuscule face au destin, mettre des coups de pied dans la tôle d’une porte battante, des coups de cisaille dans une toile de jute crasseuse, casser des vitres en poussant des cris.


Tout en tentant de préserver un cocon au cœur du chaos, pour que notre fils y dorme à l’abri. Un petit terrier aux couleurs vives, avec des couettes et des oreillers de plume, des dessins accrochés malgré tout au-dessus du lit, et de la moquette épaisse, un rempart contre la peur et les fantômes de la nuit. Au fil des ans, j’ai fini par apprivoiser cette maison que j’avais prise en grippe. Après avoir habité les lieux en somnambule, après avoir confondu le matin et le soir, j’ai cessé de me cogner aux murs et j’ai commencé à les repeindre.


J’ai arrêté de massacrer les cloisons et les faux plafonds, de considérer chaque mètre carré comme une puissance ennemie. J’ai calmé ma furie et j’ai accepté d’enfiler le costume d’une personne fréquentable. Il me fallait revenir au marché des vivants. Celui qui disait que j’étais veuve, je le passais au lanceflammes. Sidérée de chagrin oui, veuve non. Mais il me fallait encore venir à bout des mauvaises herbes qui envahissaient le jardin.


Pendant des mois, j’ai arraché tout ce qui me passait sous la main, en des gestes répétitifs et inquiétants, j’ai appris le nom du chiendent officinal, de l’ortie brûlante ou du pourpier, que j’ai fait flamber dans des brasiers clandestins à la nuit tombée (on n’avait pas le droit de faire du feu à cause des particules fines). J’ai éradiqué les plantes invasives comme l’ambroisie et le lierre qui rampait dans l’ombre et, à force de traquer les indésirables, j’ai éclairci la parcelle de terrain en même temps que je chassais les ombres sous mon crâne. photo DR


Petit à petit, je me suis mise à habiter bourgeoisement les lieux, comme l’enjoignait l’une des clauses du contrat d’assurance que j’avais souscrit pour nous protéger en cas d’incendie, de dégâts des eaux ou de cambriolage (un malheur n’en a jamais empêché un autre, selon la fameuse loi de Murphy qui ne m’avait pas échappé). Je devenais moins enragée et je parvenais à dessiner les plans des deux niveaux, tels que nous les avions imaginés, Claude et moi.


Je savais exactement ce qu’il aurait aimé, les matériaux auxquels il avait songé, je consultais les pages que nous avions cornées dans le catalogue Lapeyre. J’avais fini par retrouver mes esprits puis par rencontrer les artisans qui viendraient couler une dalle, changer une poutre ou carreler un sol abîmé. Qui viendraient refaire la salle de bains ou installer le chauffage central. Peut-être qu’un jour j’aurais à nouveau envie de prendre un bain.


C’est un comble qu’une route me passe dessus, après que Claude est mort sur la route.

Il m’est arrivé d’éprouver du plaisir en choisissant une couleur, en harmonisant une peinture avec le bois d’une porte. Il m’est arrivé de trouver belle la façon dont la lumière rasante entrait dans la cuisine juste avant le repas du soir. Mais je ne comprenais pas à qui s’adressait cette lumière. Je préférais les jours de pluie, qui au moins ne prétendaient pas me divertir de ma tristesse. J’avais décidé que la maison serait ce qui me relierait à Claude.


Ce qui donnerait un cadre à cette vie nouvelle que notre fils et moi n’avions pas choisie. Il s’agissait encore de notre fils alors qu’il faudrait apprendre à dire mon fils. Comme il me faudrait finir par dire je à la place de ce nous qui m’avait portée. Ce je qui m’écorchera, qui dira cette solitude que je n’ai pas voulue, cette entorse à la vérité. J’ai maintenu l’idée de créer le petit studio d’enregistrement, dont Claude avait envie depuis longtemps. Une pièce insonorisée où il avait espéré pouvoir s’isoler pour travailler. Et qui aurait contenu les instruments qu’il possédait, une basse, une guitare, et le synthétiseur qu’il venait juste d’acquérir (un Sequential Circuit Six-Tracks, pardon de le mentionner, mais cela a son importance), sur lequel il pianotait avec un casque sur les oreilles. J’avançais patiemment, il me faudrait presque vingt ans pour venir à bout de toutes les pièces, toutes les surfaces, je n’ai changé les fenêtres que l’an dernier. Je viens juste de repeindre les volets.

 

Rencontrez Brigitte Giraud à Tours : en dédicace le 8 décembre

La lauréate du Goncourt 2022 (avec son livre Vivre vite) rencontrera le public à la Librairie La Boîte à livres, à Tours


Rencontrez Brigitte Giraud le 08 décembre à Tours - Vivre vite

Description Brigitte Giraud sera, le jeudi 08 décembre, à la Librairie La Boîte à livres, à Tours, pour rencontrer ses lecteurs dédicacer son nouveau roman, Vivre vite. Informations pratiques : à 19h00 - Librairie La Boîte à livres - 19 Rue Nationale - 37000 Tours

Date de début : 08/12/2022

Date de fin : 08/12/2022

 

Si j’avais su, toute cette peine pour qu’un promoteur finisse par tout raser. Je n’ai jamais fait ravaler la façade, toujours dans son jus un peu sale. Cela coûtait trop cher. Je n’ai jamais fait poser la terrasse de bois, comme nous l’avions projeté.


J’ai eu tellement raison. Ce qui m’importait était autre. Je n’étais obsédée que par une chose que je tenais secrète pour ne pas effrayer mon entourage. Je n’en parlais pas, ou plutôt je n’en parlais plus, parce qu’au-delà de deux ou trois ans, cela aurait semblé suspect que je m’entête à vouloir comprendre comment était arrivé l’accident.


Un accident dont on n’a jamais expliqué la cause, ce qui fait que mon cerveau n’en a jamais fini de galoper. Il m’avait fallu tout ce temps pour savoir si ce mot, destin, que j’entendais prononcer ici ou là, avait un sens. Au moment où je suis obligée de quitter les lieux, pour qu’une route soit construite à la place de la maison, il me faut faire un dernier point, qui me permettra de clore l’enquête.


photo DR

C’est un comble qu’une route me passe dessus, après que Claude est mort sur la route. Une route au moment où la planète crève de toutes ces routes qui accélèrent la consommation de gaz carbonique. Claude aurait ri de cette ironie du sort. Le livre du critique rock américain Lester Bangs qu’il était en train de lire, posé au pied du lit, avec cette phrase de Lou Reed – d’abord attribuée à James Dean – que j’avais repérée, a comme titre Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués. Une histoire de carburateurs, on n’en sort pas. Je fais une dernière fois le tour de la question, comme on fait le tour du propriétaire, avant de fermer définitivement la porte. Parce que la maison est au cœur de ce qui a provoqué l’accident.


Si je n’avais pas changé la date de mon déplacement chez mon éditeur à Paris.

Si je n’avais pas voulu vendre l’appartement. Si je ne m’étais pas entêtée à visiter cette maison. Si mon grand-père ne s’était pas suicidé au moment où nous avions besoin d’argent. Si nous n’avions pas eu les clés de la maison à l’avance. Si ma mère n’avait pas appelé mon frère pour lui dire que nous avions un garage. Si mon frère n’y avait pas garé sa moto pendant sa semaine de vacances. Si j’avais accepté que notre fils parte en vacances avec mon frère. Si je n’avais pas changé la date de mon déplacement chez mon éditeur à Paris. Si j’avais téléphoné à Claude le 21 juin au soir comme j’aurais dû le faire au lieu d’écouter Hélène me raconter sa nouvelle histoire d’amour...

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