ESPACE LITTERAIRE : FIONA LORIOL ET SA MÉMÉ
101 ans Mémé part en vadrouille
UN LIVRE ET UNE AVENTURE PLEINE D'AMOUR. UNE LECON DE VIE ET UN PIED DE NEZ AUX DETRACTEURS
Roman autobiographique, écrit sous la forme d'un journal intime, partez sur la route avec Fiona et sa grand-mère de 101 ans à travers l'Europe. Un roman porteur d'un message positif.
Ce livre est dédié à ma grand-mère, Dominique,
sans qui vous ne pourriez pas lire ce qui suit.
À propos
Alors que sa grand-mère centenaire dépérit dans un EHPAD, sa petite fille décide de lui faire découvrir le sud de l'Europe en camping-car. 101 ans Mémé part en vadrouille, de Fiona Lauriol, est le récit touchant de ce road trip extraordinaire. En parcourant la France, l'Espagne et le Portugal, la petite fille et sa grand-mère s'apprivoisent. La Mémé au fort caractère fait l'apprentissage de la tendresse auprès de sa petite fille qui lui redonne, grâce à tout son amour et leurs aventures, goût à la vie. Au fil de ce voyage, la grand-mère devient une star planétaire. En effet, la presse internationale salue l'odyssée familiale de cette centenaire qui donne à tous une belle leçon de vie.
Avis aux lecteurs
Attention, vous entrez dans l’univers intergénérationnel d’une femme née en 1917 confrontée aux idées nouvelles, à un monde moderne.
Ce livre n’est pas polémique. Il raconte simplement l’histoire telle qu’elle a été vécue et explique comment une vieille dame à qui l’on annonce qu’il lui reste une semaine à vivre enchaîne trois années de folie.
Un pied de nez à la mort, un hymne au bonheur, où il fait bon se dire que le monde est merveilleux, lorsque l’on prend le temps de vivre !
Chapitre 1
Qui du hérisson, de l’oursin ou du cactus pique le plus? C’est le genre de question qui entraîne toujours quelques démangeaisons!
Fin août, voilà la fin des séances de radiothérapie de ma petite maman. Ce fut éprouvant mais pas le temps de s’apitoyer sur son sort, car ma grand-mère attend avec impatience, dans une maison de repos parisienne, qu’on vienne la délivrer.
Cela fait un peu moins d’un an qu’elle y est, et elle désespère qu’un beau matin je la récupère.
Le jour où ma mère se faisait opérer pour la première fois de sa chaîne ganglionnaire sous l’aisselle, mémé chutait de son lit et était transportée à l’hôpital.
Étant à 500Çkilomètres de distance, sans pour autant me dédouaner, j’avais choisi de m’occuper de ma petite maman, laissant le soin aux auxiliaires et infirmières de se charger de ma grand-mère. Mais là, c’est bon, je pars à la rescousse de mémé qui n’en peut plus et qui en a assez d’être entourée d’inconnus.
On prend la route tôt le matin pour éviter les fameux bouchons parisiens et on arrive à 8Çheures devant la maison de repos. Évidemment, j’ai le stress de transporter ma grand-mère centenaire dans la voiture, car je m’étais entendu dire qu’elle ne nécessitait pas un rapatriement en ambulance mais qu’il était en revanche fort probable, vu son âge avancé, qu’elle ne fasse pas l’intégralité du voyage, pouvant succomber pendant le trajet. Question stress, on ne fait pas mieux!
Bref, nous voilà face à ma mémé. Elle est heureuse de nous voir, même si elle me prend pour son chauffeur et qu’elle a du mal à reconnaître sa propre fille, qui a un foulard sur la tête façon corsaire au lieu de ses cheveux mi-longs avec sa satanée frange qui se rebiffe perpétuellement (chimio oblige). Mais qu’importe pour elle, car nous sommes les seules à pouvoir l’emmener loin de cet établissement aux allures de terminus, et ça lui va bien. Moi, je la trouve amaigrie, elle qui a toujours bon appétit, il paraît même qu’elle a été attachée à son lit, soi-disant pour son bien, car elle a tendance à tomber, et sa jambe est en sang, est-ce normal?
La colère gronde en mon for intérieur, j’ai envie de hurler, de ruer dans les brancards en hissant le drapeau de l’indignation, de former une troupe de révoltés avec les naufragés d’ici, mais ils ont tous l’air hébété, assommés par des cocktails de pilules, certains limite zombies, et d’autres le cul à l’air hurlant tels des loups à l’agonie. Alors je rengaine ma révolte, comprenant que je ne pourrai pas emmener tout le monde dans mon SUV, et demande, légèrement agacée, qu’on soigne la jambe de ma grand-mère avant que je l’installe dans la voiture. Il est clair que ça n’a l’air de chagriner personne que mémé ait du sang qui ruisselle le long de son tibia, comme si ça faisait partie du décor de cette fin de parcours où la démence est la reine de la danse. Quant à la responsable de l’établissement, elle est assez pressée de nous voir récupérer mémé. J’ai même la sensation que la précipitation dont elle fait preuve est là pour éviter que l’on change d’avis au dernier moment et que l’on reparte sans grand-mère. Irait-elle sabrer le champagne dès notre départ? Que sait-elle au sujet de mémé que j’ignore? Ma grand-mère serait-elle devenue un loup-garou, un gremlin qu’il ne faut pas nourrir après minuit, un vampire? À chaque fois que je pose une question, la responsable me rétorque dans un sourire forcé et commercial que ma grand-mère chante souvent et est d’agréable compagnie. Suspect tout de même, car je connais ma grand-mère et son caractère bien trempé, ne s’est-elle pas trompée de dossier? Qu’importe, ils ont fini de lui poser son pansement, j’installe mémé dans le fauteuil roulant pour l’emmener à la voiture. Je la pousse en lui expliquant où on va, la pose confortablement à l’arrière et rapporte le fauteuil à la responsable qui me lance un «Bonne chance!» en relâchant ses épaules.
Cela doit faire une trentaine d’années que mémé ne s’est plus assise dans un véhicule. J’ai du mal à m’imaginer passer trois décennies à rester aux alentours de chez moi, voire ne pas dépasser le jardin. Je me mets au volant, perdue dans mes réflexions et positionne machinalement le rétroviseur de sorte à la voir en un clin d’œil, on ne sait jamais si elle rentre dans une phase délirante, vu tous les cachets qu’elle prend, ça ne m’étonnerait pas. Ma petite maman prend place à ses côtés pour lui tenir la main et la rassurer. Je démarre, jusqu’ici tout va bien, je fais mes manœuvres en douceur comme si je transportais des œufs en pyramide sur un balancier, elle ne dit rien, elle a même l’air heureux de partir. Ma petite maman lui explique qu’on roule jusqu’à La Faute-sur-Mer et qu’il y en a pour cinq heures. Elle semble calme: à la maison de repos, elle a pris un somnifère avant le trajet. Elle s’assoupit un peu sur l’autoroute après avoir demandé qui était ce chauffeur et dans combien de temps elle arriverait à destination.
À la sortie n°7.1, après Fontenay-le-Comte, l’affaire se corse même si on est restées sur le continent, mémé en a plein les bottes de cette route qui n’en finit pas, et à la borne de péage, elle essaie d’ouvrir la porte pour descendre.
«Du calme, lui dis-je, il ne reste plus que 50kilomètres.» Premier rond-point, elle hurle à l’agonie, faisant mine de tomber d’un côté et de l’autre, comme si elle était en pleine mer déchaînée sur un rafiot qui prend l’eau. Sachant qu’en France les bornes kilométriques ont été remplacées par des ronds-points pas toujours ronds, la fin du trajet risque d’être amusante.
Après que mémé a ordonné au chauffeur, alias moi, de ralentir la charrette même lorsque je frôle les 30km/h en ville, elle se met à m’incendier, hurlant à qui veut l’entendre que je veux la tuer en conduisant de la sorte, que je n’ai qu’à lâcher le volant et venir la voir «subito» (je vous le traduis, car vous allez entendre souvent ce mot qui signifie» tout de suite»), que je devrais lui obéir si j’avais un peu de cervelle, que personne ne l’écoute, et sa fille, celle-là, pas capable d’arrêter une voiture qui roule. Ah, ça se voit qu’elle n’est pas comme elle, «propri» (comprendre «vraiment») elle se laisse trop faire. Avant la fin de ses lamentations qui, elles, n’ont l’air que de débuter, nous voilà arrivées à bon port, devant la maison, épuisées mais soulagées.
Là, pour parfaire son entrée dans cette nouvelle vie, elle n’en fait qu’à sa tête et ne veut pas que je l’aide à descendre de la voiture.
Le bon côté des choses, c’est qu’elle est toujours en vie et, apparemment, en pleine forme.
Je la laisse cogiter sur la façon de s’extirper du crossover et pars téléphoner au service 85 aide à domicile qui m’avait dit de ne rien mettre en place tant qu’elle ne serait pas descendue de région parisienne.
«On ne sait jamais, des fois qu’elle n’arrive pas à destination, ça ferait de la paperasse pour rien!» Sous-entendu à peine voilé.
Bref, maintenant que mémé est là, bien en forme, bien présente, que se passe-t-il? Une aide-soignante va venir me montrer les gestes à exécuter, comment lui faire la toilette, quelle méthode adopter pour lui expliquer tout en douceur les changements qui vont s’opérer, m’orienter vers l’alimentation adéquate pour un âge si avancé, j’ai tellement de questions et un bloc-notes pour les réponses, car, bien élevée, j’ai fait ce qu’on m’a suggéré.
Le couperet tombe: «C’est bien, félicitations, vous l’avez descendue, quel courage, peu de familles se chargent d’un tel fardeau. Donc, maintenant qu’elle est là, nous pouvons lancer les démarches et nos intervenantes passeront vous aider dès que nous aurons l’accord, assez rapide, il ne faut compter que trois semaines!»
«Trois semaines?» J’ai un rire nerveux pensant à une plaisanterie de mauvais goût, mais mon interlocutrice a l’air d’être sérieuse. Je bégaie légèrement en expliquant que c’est ce soir que je vais devoir la changer. Une panique soudaine m’envahit, comment vais-je m’y prendre? Et là, de m’entendre dire: «Fallait y penser avant ou laisser votre grand-mère là où elle était. Quand on ne sait pas faire, on laisse faire les pros! D’après vous, pourquoi on paie des gens pour s’occuper des personnes du troisième âge? Parce que ce n’est pas à la portée du premier venu, et vous, vous pensez qu’on est là pour chambouler nos plannings, parce qu’un jour vous avez décidé, sur un coup de tête, de prendre en charge votre grand-mère. Vous n’avez qu’à vous en prendre à vous-même!»
OK, j’ai un robot buté qui n’écoute en rien ce que je m’échine à lui expliquer, que j’ai justement tout préparé avant son arrivée, sa chambre de vie avec des petites touches personnelles de décoration, son infirmier pour passer tous les matins dès le lendemain, ses protections adultes, et pour ce qui concerne l’aide ménagère, on m’a demandé d’attendre qu’elle soit présente, dès lors il suffirait d’un coup de fil pour qu’une personne vienne, et maintenant on me culpabilise et on me dit de patienter.
Pas la peine d’user plus de salive, j’ai saisi le message, je vais me débrouiller seule, j’ai voulu ma grand-mère, à moi d’en assumer les conséquences. Je raccroche, exaspérée, et descends pour voir où en est mon adorable grand-mère. Toujours au même endroit à se demander comment elle va sortir de là, sous l’œil attentif de ma petite maman. Je la fais pivoter avant qu’elle n’ait le temps de riposter et la voilà avec son déambulateur à découvrir sa nouvelle chambre.
Évidemment, je ne m’attendais pas à ce qu’elle saute de joie en me couvrant d’éloges sur l’agencement du mobilier, réfléchi pour qu’elle puisse se mouvoir sans se blesser, la décoration intérieure avec quelques photos d’elle, et des tableaux de plages ou de verdures apaisantes, le sofa molletonné rempli de coussins douillets, mais un petit merci n’aurait pas été de trop. Au lieu de ça, elle me regarde et demande à Fosca (c’est le prénom de ma petite maman) ce que le chauffeur fait planté là. Mes poumons gorgés d’orgueil devant le chef-d’œuvre d’une telle installation cosy, chaude et accueillante, se désemplissent, dépités, et je sors de la pièce pour aller chercher les bagages de madame.
Vous vous demandez certainement pourquoi je me suis embarquée dans ce genre d’embrouille.
Suis-je son unique petite-fille? Réponse: non, mais d’aucuns diront que je suis la seule célibataire, donc qui n’a pas de vie à elle.
Suis-je sa petite-fille préférée? Réponse: certainement pas, elle a même voulu me marier de force à mes quinze ans et trois mois à un branleur, voleur sur les bords, sous prétexte qu’il était le petit-fils de sa meilleure amie et que, vu ma tête, je ne trouverais pas mieux.
Vous vous dites donc qu’elle a été une grand-mère très affectueuse? Réponse: je n’en ai pas le moindre souvenir. Un geste sincèrement tendre de sa part? Je ne sais même pas si elle a compris que l’argent n’achète pas l’amour des siens. Lorsque enfant j’ai vécu sous son toit, je me rappelle que mon petit papa lui expliquait qu’il était préférable qu’elle nous accompagne à la patinoire, que ça nous ferait plus plaisir qu’elle soit présente plutôt qu’elle paie les entrées, comme ça on pourrait lui montrer nos talents ou nos plats, mais elle n’a jamais voulu nous accompagner.
Alors pourquoi? La réponse est pourtant simple, car le «pourquoi pas» l’emporte toujours dans ma façon de voir la vie. Si je peux, pourquoi ne pas le faire! Et si j’étais à sa place, dans un mouroir, gavée de médicaments, à compter les heures face à un mur blanc, ne voudrais-je pas que quelqu’un vienne me sauver? Qui plus est, le compliqué m’a toujours attirée et les défis aussi! Mais, il est vrai que là, ça s’avère limite mission impossible, et je n’ai pas Tom Cruise à mes côtés.
Après lui avoir préparé le repas à l’étage, je descends le plateau avec les médicaments à lui administrer. J’ai tout listé pour ne pas m’y perdre, et même sur un tableau velleda dans sa pièce. J’ai également un cachet à lui administrer à 22heures pour qu’elle dorme bien.
Je m’installe face à elle, pose le plateau sur la table roulante avec un bon plat de raviolis, et lui tends le cachet avec le verre d’eau. Elle ouvre sa bouche, apparemment c’est donc à moi de lui insérer le cachet, mais elle la referme avant que je n’aie eu le temps de retirer mes doigts.
«Ouille à mé, ouille à mé», se met-elle à hurler (elle parle un patois, du Nord, vers Piacenza, j’en ai profité pour apprendre un peu d’italien avant d’aller la chercher pour pouvoir communiquer et ne pas toujours faire appel à ma petite maman). Elle se plaint donc que je lui ai fait mal. Je pince les lèvres après avoir récupéré mes doigts endoloris, et ne dis rien, tout en lui tendant le verre d’eau pour qu’elle puisse avaler le cachet. Elle me sourit. Enfin un échange positif. Et là, toute malicieuse, elle crache le cachet dans le verre.
Je l’imagine se frotter les mains en se disant qu’elle a affaire à une aide-soignante vraiment pas dégourdie.
Je pars chercher un autre cachet et le lui tends dans une cuillère. Cette fois, elle l’avale. Je lui sers les raviolis, car tous ces désagréments lui ont ouvert l’appétit et elle réclame à gorge déployée qu’on la nourrisse.
J’approche la cuillère, elle serre les dents.
Ça va être dur…
Deuxième tentative, elle recule la tête.
Je fais mine de reposer le couvert, elle me réclame ses raviolis «subito».
Je refais donc le mouvement en sens inverse, et elle tourne la tête au dernier moment, ce qui donne un beau maquillage de sauce tomate le long de sa joue.
Après quelques suppliques de ma part, du style: «S’il te plaît, mémé, mange pour me faire plaisir, sinon tu vas devoir repartir à l’hôpital si tu ne te nourris pas. Allez, juste une bouchée…», ça fonctionne!
Elle ouvre la bouche, voilà le premier ravioli mastiqué. Dans mon cerveau, c’est l’effervescence, une danse de la victoire s’opère jusqu’à l’alerte. Pourquoi gonfle-t-elle ses joues tout en mâchant?
Oh! la réponse ne tarde pas à arriver, et je reçois un crachat de morceaux du ravioli en pleine figure.
Ma grand-mère a l’air satisfaite de son coup. Alors je me dis qu’elle est peut-être en train de me tester pour savoir où sont mes limites.
Là, tout en m’essuyant le visage, je lui jette un regard noir dont on a le secret dans la famille et hausse le ton en prononçant une phrase qui, à coup sûr, fera mouche:
«C’est qui qui commande ici»
Ma grand-mère est née le 8 mars 1917 dans un village montagneux du nord de l’Italie, alors que le roi Victor-Emmanuel III faisait face à l’épidémie de grippe espagnole. Elle qui a fait ses premiers pas pendant la Première Guerre mondiale. Elle qui a dit ses premiers mots lors du coup d’État de Mussolini avec sa marche sur Rome. Elle qui a travaillé dans les rizières. Qui a été figurante dans le film Riz amer. Qui a vu débarquer à sa majorité la Seconde Guerre mondiale oubliant son rêve de devenir une star du cinéma. Elle qui a traversé les Alpes clandestinement après que l’Italie est devenue une république. Elle qui a conquis le Cavalier Blanc (surnom de mon grand-père qui aidait tous les Italiens qu’il pouvait à venir s’installer en France, avec bravoure et beaucoup de cœur, sans demander de contrepartie, même pas la reconnaissance). Elle qui a construit des maisons à bout de bras, fait des ménages et économisé le moindre sou.
C’est à elle que j’ose demander qui commande dans cette pièce.
Elle me regarde, un peu décontenancée par cette question absurde, serrant les lèvres, tout en prononçant dans un français presque parfait pour être sûre que je comprenne:
«Ma, personne ne me commande, moi, je fais ce que je veux»
Là, je souris, comprenant bien qu’elle cherche à poser ses marques et ses règles, me testant sournoisement pour savoir de quel bois je me chauffe. OK, mais il ne faut pas oublier que j’ai une part de ses gènes, que je suis metà-metà (moitié Française, moitié Italienne) et que je ne vais donc pas l’encourager dans ses caprices, sinon elle ne va faire qu’une bouchée de mon indulgence.
«Eh non, mémé, mauvaise réponse, car ici c’est moi qui commande! Lorsque je te dis de manger, tu manges.»
Carrément, ça la cloue sur place, elle est abasourdie. Elle me scrute un instant en plissant les yeux, réfléchit, puis rétorque:
«Ma, qui t’es toi?
–Dois-je reprendre l’arbre généalogique, sachant qu’avec pépé tu n’as eu qu’une fille prénommée Fosca, que je suis sa fille, cela fait de moi, techniquement parlant, ta petite-fille!
–Ah, Cindy, la jolie et rebelle, qui a toujours besoin d’argent?
–Non, mémé, je suis l’autre, Fiona.
–Qui? Ma, tu es une fille ou un garçon?
–Mémé, ça fait dix fois que je t’explique que j’ai un chignon.»
Elle fait une moue réprobatrice, pas satisfaite du personnage qui est en face d’elle, avant de reprendre:
«J’ai donc hérité de la pas belle, la vieille fille, celle dont personne ne veut. Et ma fille, elle est où, celle-là?»
Je lève les yeux au ciel, en réalité, au plafond, et me demande comment elle a pu vivre jusqu’à présent en étant méprisante à souhait avec son entourage. Pendant que j’admire ce plafond plat et sans intérêt, elle attrape l’assiette de raviolis et mange en bougonnant que personne ne s’occupe d’elle et que ça ne sert à rien qu’elle paie des gens si c’est pour rester plantés les bras ballants.
Une fois ce repas éprouvant terminé, j’ouvre un paquet de couches pour adultes, qu’on appelle des protections. Je souris, à la limite d’avoir un rire nerveux, en en dépliant une, je n’aurais jamais imaginé que ma première couche soit pour ma mémé, mais plutôt pour un adorable petit cul de bébé.
Comment ça s’enfile d’ailleurs? Il n’y a même pas de notice dans le paquet. Vu le prix, j’aurais pu avoir un guide avec! Bon, la première chose à faire, je pense, est de déshabiller ma grand-mère, et pour cela, la lever de son fauteuil. OK, le déambulateur est là, je l’installe face à mémé qui regarde le spectacle tout en grignotant un morceau de chocolat. Je n’ai guère l’impression qu’elle ait l’intention de s’extirper de son fauteuil super confortable. Elle confirme rapidement mes doutes.
«Qu’est-ce que tu fais? Je vais nulle part, je dors ici!»
Je prends sa main pour lui montrer la poignée du déambulateur, car il est hors de question que je la laisse dormir n’importe où, alors que je lui ai installé un lit tout neuf, exprès pour elle. Elle se met à hurler.
«Ouillamé, ouillamé, carabinieri ayurdamé, una putana mi toca!»
Je n’ai pas tout saisi, mais assez pour comprendre que la putain, c’est moi!
On m’a dit qu’elle avait des troubles cognitifs, donc, je ne suis peut-être que le reflet d’une catin qu’elle aurait connue…
Deuxième tentative en la soulevant doucement par-dessous les bras. Une prise sûrement non homologuée, car elle n’a pas saisi comment elle s’est retrouvée si vite sur ses pieds, le déambulateur comme appui, cela va de soi.
J’en profite pour épousseter le fauteuil, et là, que vois-je tomber sur le sol? Le fameux cachet qu’elle avait dissimulé. Maligne, la grand-mère, il va falloir jouer à la plus rusée.
Pas le temps de lui expliquer ma façon de penser dans l’immédiat, car il faut que je la change et je ne sais pas combien de temps elle peut tenir sur ses jambes.
Attention, âmes sensibles s’abstenir, car dévêtir un adulte qui fait tout le contraire de la logique, ça relève du sport de haute compétition. Je tire sa manche, elle tend le bras au lieu de le rétracter, raidissant son corps dans un sourire espiègle, j’enlève son pantalon, elle m’écrase la main avec son pied, mettant tout son poids comme pour appuyer son désaccord sur la façon dont je m’y prends. Je récupère ma main endolorie, et j’observe sa couche qui a l’air d’être maintenue sur les côtés par des scratches. C’est le même système que pour les bébés, ça ne doit pas être plus compliqué à changer. Il suffit de déscratcher, nettoyer, changer et scratcher. Bon, ça, c’est en théorie. On sait très bien que la théorie et la pratique sont deux choses différentes. Après avoir pris une grande respiration, je me retrousse les manches et enlève, avec la prudence d’un démineur, la couche de mémé. Une fois délestée du colis, pendant que je m’en débarrasse dans un sac-poubelle, ma grand-mère décide de faire une balade avec son déambulateur, ses petites fesses à l’air. À noter, ne pas la laisser seule avant d’avoir terminé de la changer. Je stoppe son déambulateur et me baisse pour la nettoyer. Mon odorat fait la grimace alors que j’ai retenu ma respiration, mais mon ouïe perçoit un bruit de ruissellement et mes mains sous la fontaine ne mettent pas longtemps à faire le rapprochement. Je contemple le carrelage où une flaque se forme et me dis que j’ai sûrement raté une étape pour le bon déroulement des opérations. À noter, mettre une alèse la prochaine fois. Je nettoie les plis et replis tout en me demandant si c’est le même calcul que pour le tronc d’un arbre, plus il y a de plis, plus on est âgé!
Ça y est, tout est propre, couche changée, chemise de nuit mise, crème du soir aussi, et au lit. J’entame un cahier où je résume les journées de mémé, heures des repas, prises de cachets, selles ou non, promenades, etc., car je sais que ma mémoire n’imprimera pas tout. J’éteins la lumière pour qu’elle se repose, refermant délicatement la porte, et pousse un ouf de soulagement, car c’est à mon tour de me reposer après cette journée bien remplie.
Je pars à l’étage retrouver ma petite maman qui prépare le repas, façon plateau-ciné. Je m’affale dans le divan en regardant la jaquette du DVD pour lire le sujet du film. Pas le temps de terminer la lecture que j’entends hurler au rez-de-chaussée.
Je dévale les escaliers aux sons des cris de ma grand-mère.
«Y a quelqu’un? So toute seule! So Dominique Cavanna!»
J’ouvre la porte, j’allume, elle plisse les yeux, et je me dis que j’ai oublié de lui administrer le somnifère. Je m’approche de son lit, lui parle doucement pour la rassurer, lui indique que je suis juste à côté et qu’elle n’est plus toute seule dorénavant. Pour ce qui est du cachet, c’est un autre rodéo, elle n’a pas l’intention de le prendre. Je le lui donne en expliquant, comme le docteur l’a dit, qu’il le lui fallait pour dormir, sinon elle serait fatiguée. Elle le recrache, pas convaincue, apparemment, que ce soit bon pour sa santé. Je le lui remets dans la bouche, persuadée que c’est pour son bien, et elle de se mettre à me frapper avec force et conviction. Sur un ton sévère, pour lui faire comprendre que ce n’est pas bien de frapper, je la réprimande. Ça fonctionne, elle l’avale. Cela dit, même si j’ai toujours été contre la violence, je comprends qu’elle soit un peu perdue avec tous ces changements. Je lui dépose un baiser sur le front et elle s’endort tranquillement.
Minuit, un hurlement me fait bondir du lit. C’est elle en plein cauchemar, elle n’est même pas réveillée par ses propres cris. Je me demande si les voisins ont, eux aussi, été effrayés par ses cordes vocales puissantes. Je lui tiens la main, elle s’apaise, ronchonne, puis se remet à ronfler. Je remonte.
1heure, elle n’a plus sommeil et me le fait savoir. Elle chante à tue-tête, sûrement un chant de rizière où la plus belle finit avec le plus riche. Je lui demande de baisser d’un ton, sachant pertinemment que ça ne sert à rien, et remonte me coucher.
1h 15, elle crie qu’elle est en train de mourir de soif. Je descends en courant et lui apporte un verre d’eau qu’elle me recrache en pleine figure, m’accusant d’essayer de l’empoisonner comme toutes ces femmes, jalouses de son succès, qui lui mettaient des choses bizarres dans ses plats. Je remonte en m’essuyant.
2heures, une voix d’outre-tombe me fait flipper. Je vais voir ce qu’il se passe. J’allume et trouve une petite vieille, les cheveux hirsutes, l’air un peu hagard, chuchotant avec ses lèvres collées aux gencives, à la place de ma grand-mère. Sans son dentier, quelle métamorphose! Je lui demande ce qu’elle en a fait.
«Ma, je l’ai caché pour éviter qu’on me vole mes dents, parce que ça coûte cher, et après je serai embêtée pour manger si je n’en ai plus.»
Je cherche son dentier du haut et du bas qui se trouvent être sous ses fesses. J’esquisse un sourire en me demandant si Picasso y aurait pensé à celle-là!
2h 30.
«Madame, madame, venez, madame!»
Je descends, j’ouvre la porte, pas un bruit, un calme absolu, peut-être même trop calme. Je referme délicatement la porte et remonte.
2 h 35.
«Madame, madame, venez, madame!»
Je descends, j’ouvre la porte, j’allume, pas un bruit, elle dort, elle a les yeux clos et respire doucement. Je referme la porte après avoir éteint la lumière et me dis que je commence à entendre des voix. Je suis en manque de sommeil. Je remonte, m’allonge en cherchant ma position, me laissant rapidement emporter dans les bras de Morphée.
2 h 40.
«Madame, madame, venez, madame!»
Mon corps se raidit, je viens juste de me rendormir, me sentant aussi légère qu’une plume. Je me lève en traînant la patte, c’est sûr qu’à force de faire des allers-retours dans les escaliers, je vais finir par perdre du poids. Une pensée me traverse l’esprit: est-elle en train de se moquer de moi?
Je descends pour m’apercevoir qu’elle est toujours sagement en train de dormir. Deux options s’offrent à moi: soit je deviens folle, soit elle joue avec mes nerfs. Pour en éliminer une, je reste dans la pièce, j’éteins la lumière, referme la porte délicatement et attends patiemment dans la pénombre, le doigt sur l’interrupteur.
2 h 45.
«Madame, ma…»
À peine a-t-elle le temps d’ouvrir la bouche que j’appuie sur l’interrupteur, ce qui la fait sursauter et me prouve qu’elle est bel et bien réveillée. D’un coup, elle ferme les yeux comme un enfant qui fait semblant de dormir, alors que trente secondes plus tôt il lisait un Picsou avec une lampe torche. Je m’approche de son lit, elle ne bronche pas. J’admire la performance! Il faut reconnaître ce qui est, elle a plus d’un tour dans son sac, et les troubles cognitifs ne sont, apparemment, qu’une couverture. Après un siècle de vie sur cette terre, il y a de quoi être rusée. Je me penche sur son lit et lui dépose un baiser sur le front, car, il n’y a pas à dire, elle a gagné la première manche, et puis, un peu de douceur dans ce monde de brutes n’a jamais fait de mal. Elle ouvre grand ses yeux, surprise par cette marque de tendresse, s’attendant à être fustigée, se ressaisit et prend un air de sorcière sortie tout droit d’un Disney, le visage renfoncé à cause du dentier perdu, les pommettes au niveau du menton, les cheveux blancs éparpillés aux quatre vents, et me lance des injures, suivies de morceaux de repas non ingurgités, en me disant qu’elle n’est pas de ces femmes faciles qui se laissent baiser (au sens de «bisou» et non de l’expression vulgaire) par des inconnus. Elle, elle est honnête, sincère et brave. Non, maisÇ! Je lui explique que je suis sa petite-fille et qu’il n’y a pas lieu d’avoir peur qu’un inconnu vienne la toucher, car je veille sur elle et que jamais je ne l’abandonnerai. Elle me regarde, grogne et s’endort. Je monte me coucher, il est 3heures du mat’.
En passant devant la chambre de ma petite maman, elle me demande si tout va bien. Finalement, on se fait un café et on se lève pour commencer la journée. De toute manière, si c’est pour que je redescende dans cinq minutes, autant que je trie mes affaires au rez-de-chaussée. Oui, pour avoir la liberté de mouvement, même si j’aime à croire que je suis une pseudo-écrivaine, ce n’est pas ce qui remplit la gamelle, je me suis inscrite en temps qu’auto entrepreneure pour vendre des articles sur Internet. J’achète, je sélectionne, je mets en valeur et je revends. Cela demande de la manutention, des heures de tri, des photos avec une bonne accroche, de la recherche, mais c’est excellent pour m’occuper de ma grand-mère, car cela me permet d’être mon propre patron et de faire un planning à la carte. La preuve, je peux bosser à cette heure. Pour ce qui est de l’écriture, comme toute passion, il faut savoir trouver du temps, pour éviter qu’une passion ne devienne obligation de résultat.
J’insère la clé USB dans la stéréo, mettant le volume au plus bas pour ne pas déranger mémé qui ronfle enfin dans la pièce d’à côté, et je commence par faire un assortiment pour d’éventuels acheteurs à la recherche de lots de tombola. Vers 8heures, je prends une pause et me dis qu’il est peut-être temps de réveiller la grand-mère qui dort toujours à poings fermés. Tellement d’ailleurs, que je ne l’entends même pas respirer. Je m’approche sur la pointe des pieds en me demandant si elle n’est pas morte. À force de me dire qu’elle n’en a plus pour longtemps, je m’attends à ce qu’elle pousse son dernier souffle à chaque instant, restant sur le qui-vive, au cas où il faudrait appeler les secours. Je me penche sur son lit et un râle, à faire vibrer les murs, sort de sa cage thoracique. Toujours en vie
! C’est moi qui vais faire une crise cardiaque avant la fin de l’histoire… Elle ouvre les yeux, me regarde d’un air méfiant, zieute les alentours, puis me fixe et, d’un ton glacial limite colonisateur, me lance:
«Ma, j’ai faim, va m’chercher des patates à la cave, subito!»
Je ne rétorque pas, à quoi bon, elle a 100ans, ce n’est pas maintenant que je vais changer son comportement autoritaireÇ; alors pendant qu’elle s’impatiente, je réfléchis au meilleur moyen de la lever pour lui faire sa toilette. Je monte chercher une bassine d’eau chaude, un gant, une serviette, une serpillière, une alèse, et redescends chargée comme une mule en essayant de ne rien renverser.
«Ma, mes patates, elles arrivent?»
–Non, adesso ti also*.
–Ma, je ne parle pas le français!»
Elle le fait exprès, je lui parle en patois italien. Je fronce les sourcils, ça va être dur. En plus, une odeur insoutenable plane dans la chambre, et il ne faut pas être Einstein pour en deviner la provenance. Je lui attrape les jambes pour la faire pivoter sur le côté malgré sa réticence, car elle veut encore dormir. Tiens donc, moi aussi j’aurais bien aimé dormir cette nuit… Une fois droite sur ses jambes, les mains cramponnées au déambulateur, je m’agenouille pour lui retirer sa couche. J’ai trouvé l’épicentre de l’odeur. Il y en a partout, la chemise de nuit est trempée, les draps sont à changer, l’alèse aussi, j’ai du mal à retenir mon envie de vomir tellement l’odeur est puissante. J’enfile des gants, j’aurais peut-être dû mettre un masque de plongée, et je nettoie en enlevant ce qui va ensuite flotter dans l’eau. Une fois nettoyée, je la vois se pencher et pousser.
Est-ce que c’est ce que je crois?
«Merde alors!»
Effectivement, c’est le bon mot, je n’ai rien à portée de main pour éviter que ça tombe par terre, à part mes mains. C’est un cauchemar, l’odeur va me poursuivre jusqu’à la fin de mes jours! Bon, je dramatise un peu, car je n’ai pas dormi de la nuit, après tout, bébé, mémé, être humain, tout le monde évacue de la même façon, mais là je la soupçonne de l’avoir fait exprès.
Une fois l’épisode terminé, installée dans son fauteuil comme un pacha, les jambes croisées, toute propre, elle s’énerve parce que je ne suis qu’une incapable, pas assez rapide pour préparer son petit déjeuner. Je la coiffe en lui expliquant que je n’ai que deux mains et qu’il m’est difficile de me couper en quatre pour satisfaire la signora («grande dame» en italien). J’en profite pour démêler ses cheveux en appliquant une de mes lotions, ce qui donne une autre odeur à la chambre, et découvre, sous une mèche de frange, des cheveux collés en plaque avec une croûte verdâtre d’où du pus s’échappe. J’ai l’impression d’être dans un livre de Stephen King où un alien va s’extirper de la tête de ma grand-mère.
«Peut-être quelque chose qu’elle a mangé et qu’elle n’a pas digéré!» déclarerait une blonde à forte poitrine dans un film d’horreur à petit budget.
N’ayant rien de l’actrice élancée, je préfère en référer à ma petite maman pour qu’elle appelle la maison de repos et leur demander le dossier médical de ma grand-mère, ainsi que des explications sur cette croûte.
Je continue donc de m’occuper de mémé, et c’est la croix et la bannière pour lui faire ingurgiter ses cachets. Ensuite, je passe un coup de serpillière à quatre pattes dans toute la chambre, sans être radine sur le produit nettoyant, avec le fol espoir que l’odeur s’estompe. Mémé, pendant ce temps, me regarde du haut de son fauteuil et finit par s’endormir le ventre plein, tel un chaton rassasié.
Il est l’heure d’aller chercher le montauban, plus communément appelé «chaise pipi», ma préférence, ou «chaise percée», pour d’autres. Ce sont ces fameuses chaises où est dissimulé un pot de chambre. Je me dis qu’avec ça ce sera plus pratique. De retour à la maison, j’installe ladite chaise et m’aperçois qu’elle a l’air un peu haute pour ma mémé qui faisait, au meilleur de sa forme, 1,51 mètre. Bon, on verra bien le moment venu. De toute façon, grand-mère fait dodo. Eh oui, vu qu’elle n’a pas dormi de la nuit, faut bien qu’elle se rattrape.
Le docteur arrive pour prendre son dossier en main. Grand, froid, antipathique, et mettant mal à l’aise ma grand-mère. Je ne l’apprécie pas du tout comme vous pouvez le constater dans ma description, car il a ce je-ne-sais-quoi qui n’inspire pas confiance. Certes, on ne m’a pas demandé de l’épouser, et trouver un nouveau médecin traitant pour mémé est impossible, vu que c’est le seul. Je me dis qu’il n’est pas très poli, ni correct de juger une personne simplement sur son «aura», alors je lui pose quelques questions sur les médicaments que j’administre à mémé, avec l’inquiétude d’une maman qui s’y prendrait mal avec son nouveau-né. Lui, d’un ton macabre et affirmatif, accompagnant son discours d’une gestuelle je-m’en-foutiste, me répond:
«Quoi que vous fassiez, médicaments ou pas, elle ne va pas passer la semaine. Donc, pas la peine de prendre de mon temps précieux et de vous y attacher, prévoyez plutôt son enterrement, ce sera plus utile. Elle a un carcinome à la tête, elle est centenaire, frêle, elle a un pacemaker qui date de la Seconde Guerre mondiale, une peau déshydratée, alors à part un miracle, elle ne va pas faire long feu. Faut être réaliste et arrêter de croire que l’espoir remplace la science. Car, je vous le dis, je ne vois pas l’intérêt de vous en occuper, ses heures sont comptées.»
Est-ce la peine de vous préciser que je ne l’ai plus sollicité? J’ai voulu lui dire:
«Ouais, peut-être qu’elle n’en a que pour quelques heures, mais est-ce pour cela qu’il faut être sans cœur, parler devant elle d’enterrement, comme si elle n’était déjà plus avec nous. Et puis, qu’y a-t-il de mal à avoir de l’espoir?»
Ça, évidemment, c’est en off, car je suis tellement outrée par son comportement que je ne trouve rien à répondre, le regardant comme une bécasse avec de grands yeux écarquillés, attendant qu’il éclate de rire de sa propre débilité, mais le pire dans l’histoire, c’est qu’il est sérieux, prêt à me refiler l’adresse d’un embaumeur.
Mémé, quant à elle, n’est pas du tout contente qu’il ait osé dire qu’elle allait mourir, elle, l’immortelle! Non, mais, d’où vient-il? Il ne connaît pas la signora? En conséquence, lorsqu’il se penche pour prendre sa tension, d’un geste énergique, elle retire son bras en s’énervant après cet homme grossier qui la touche. Lui, égal à lui-même, se tourne vers moi et me lance que ça ne changera rien s’il prend, ou non, sa tension, vu qu’elle a déjà un pied dans la tombe.
Avec une envie pressante de le voir disparaître, je le raccompagne à la porte en me disant qu’il est trop grand pour que je l’assomme.
Pendant ce temps, ma petite maman s’amuse au téléphone avec une interlocutrice du centre de repos de région parisienne, pour lui demander le dossier médical de mémé.
«ÇVous n’êtes pas médecin, vous n’y avez donc pas accès. Veuillez nous communiquer le nom de son nouveau médecin traitant et nous lui ferons parvenir son dossier.»
Soit, mais pour ce qui est du carcinome qu’elle a au-dessus du front?
Comme par hasard, ils ne s’en sont jamais aperçus. De deux choses l’une: soit ils ne l’ont jamais coiffée, soit ils ont fermé les yeux, car une centenaire, apparemment, n’est là que pour attendre l’arrivée de la mort, sans avoir d’autres perspectives que de compter les heures jusqu’à son dernier souffle.
C’est assez déprimant de se rendre compte qu’une personne âgée est traitée comme du bétail qui part à l’abattoir, comme les oies que l’on gave de médicaments pour être tranquille: soit on l’attache au lit, on la laisse avec des escarres sans essayer de les guérir, à quoi bon, vu qu’elle va mourir; soit on la laisse avec une couche pleine qui sera changée un jour si on y pense! Et le pire dans cette réalité qui fait froid dans le dos, c’est que ce n’est la faute de personne. La centenaire trop vieille pour riposter, l’aide-soignante trop débordée, le directeur trop formaté à la rentabilité, la famille trop occupée par sa propre vie qui paie une fortune… tout cela fait qu’au final personne n’est satisfait. Et loin de moi la pensée de jeter la pierre à qui que ce soit, car les aides-soignantes qui ont trente grands-mères chacune à toiletter, nourrir, changer, en un temps record, ont les pieds et poings liés par l’obligation d’avancer. Comment avoir l’humanité nécessaire, une écoute rassurante, une oreille attentive, dans ces conditions déplorables.
Qui en souffre le plus? Je ne sais pas, mais ça ne donne pas envie de se retrouver au bout de sa vie, seule, effrayée, sans âme compatissante, à entendre des gémissements dans la nuit noire, à capter des conversations des infirmières parlant du voisin mort pendant la relève, à voir des personnes courir de service en service, à sentir des mains inconnues soulever son propre corps qui ne répond plus comme avant, et ne plus prendre le temps d’une simple conversation, alors que justement le temps, c’est tout ce qui reste dans ces journées qui doivent paraître longues, pour quelqu’un qui n’a plus aucune occupation.
Bref, pour ce qui est du carcinome, je ne suis pas plus avancée. Dans l’après-midi, pour me dégourdir un peu les jambes, j’en profite pendant que mémé dort et que ma petite maman la surveille pour passer la tondeuse. Ça m’aère et me réveille!
Fin de journée, je remballe le matériel et vais préparer le repas de mère-grand, qui a roupillé tout l’après-midi, les fenêtres ouvertes avec le ressac de l’océan comme berceuse.
«Alors, que veux-tu manger? Pâtes, patates, petits pois, raviolis?
–Ma, ce qu’on me donne, je ne suis pas compliquée, je n’ai pas d’argent, je suis une pauvre Italienne.»
Sachant ce qu’elle cuisinait avant, même moi qui suis nulle question cuisine, mes talents culinaires se résumant aux plus strictes recettes de base, je ne fais aucun complexe pour lui concocter ses repas. Elle a toujours mangé sans prêter attention au goût. Par exemple, le lundi elle faisait des raviolis, une boîte de 500Çgrammes pour elle toute seule. Forcément, il en restait qu’elle refaisait cuire le mardi avec trop de steak haché, qu’elle recuisait le mercredi avec du cassoulet, qui accompagnait le repas du jeudi, et ainsi de suite jusqu’au dimanche où son assiette était composée du menu complet de la semaine.
Néanmoins, cette alimentation, qui devait avoir perdu toutes ses vitamines à la fin de semaine, l’a peut-être aidée à être centenaire… Les nutritionnistes s’arracheraient les cheveux si c’était cela la recette miracle!
Le repas se passe sans encombre, quelques réticences tout de même, malgré mon sourire encourageant face à l’assiette de velouté aux neuf légumes qu’elle inspecte d’un air suspect, pour savoir si je n’y ai pas mis des pilules pour l’empoisonner. Pour avoir des idées pareilles, elle a dû être espionne dans une vie antérieure. Elle trempe le bout de ses lèvres et, surprise que ce soit aussi bon, telle une gloutonne affamée qui n’aurait pas mangé depuis une semaine, l’avale d’un trait.
La mémé aime son souper!
Une fois le repas terminé, je l’installe sur son déambulateur. Petite toilette, changement de couche que j’ai achetée trop large, donc j’y mets du Scotch double face pour que ce soit un peu plus serré, et au lit. Effectivement, connaissant l’embonpoint de ma grand-mère, j’avais acheté, avant de la récupérer, des protections adultes, mais lorsque je l’ai vue, j’ai pu constater qu’elle avait perdu beaucoup de poids, au moins 15Çkilos. Elle qui a toujours été bien en chair, là elle a la peau sur les os à certains endroits. Bref, j’ai trouvé la solution avec ce Scotch pour éviter que la couche ne se retrouve par terre.
Toute contente de moi, l’autosatisfaction est excellente pour le moral, j’ai l’impression d’avoir pris mes marques, même si ce n’est certainement pas le cas, vu que ça ne fait que deux jours que je m’y attelle.
D’ailleurs, mon petit ami m’a lancé au téléphone:
«T’inquiète, ce n’est pas compliqué de s’occuper ou de changer une grand-mère, moi, je l’ai fait une fois avec la mienne, alors crois-moi, je sais de quoi je parle!»
Comme si faire une seule fois quelque chose, le ménage, cueillir des fruits, travailler en usine, jouer dans un film, distribuer le courrier, s’occuper d’un enfant, donnait le droit de dire à celui qui s’y colle régulièrement «Je sais ce que c’est et comment faire!» C’est nul comme réponse, dans un sens comme dans l’autre, car ce n’est pas parce que ça s’est bien déroulé une fois que c’est une généralité ou le contraire. J’ai donc passé outre sa réplique en me disant qu’on n’allait pas se prendre la tête pour si peu.
Je contemple ma grand-mère, allongée sur son lit, qui me regarde d’un air interrogateur et, un peu agacée, je me dis qu’il est temps de m’éclipser. Je lui dépose un baiser sur le front, elle grogne, et je sors de la chambre. Nuit identique à la précédente pour le nombre d’heures de sommeil, avec une petite variante à 2heures.
Je descends les marches en me disant que je perds certainement en sommeil mais pas en muscle. Il faut toujours voir le bon côté des choses. J’arrive dans le couloir du bas, jetant machinalement un regard sur la pendule billard qui indique, elle aussi, 2heures, puis je rentre dans la pénombre de la chambre de mémé. J’appuie sur l’interrupteur qui éclaire, d’un coup, la scène de crime. On dirait qu’un cambriolage vient d’avoir lieu. Ma grand-mère, le visage coincé dans la chemise de nuit d’où un bras a réussi à s’extirper, se retrouve dans une position instable, bougeant la tête au son de mes pas en prenant, bien que son visage soit camouflé dans sa chemise de nuit, un air innocent. Sa couverture traîne au milieu de la pièce, sa couche est planquée sous le lit (le double face n’est pas une excellente idée), le bol où j’avais mis ses dentiers pour la nuit est à l’envers sur la table qui a roulé jusqu’à l’autre bout, les dentiers sont sur le sol me montrant toutes leurs dents bien propres, le fauteuil a été tiré jusqu’à son lit, lui permettant d’accéder aux vêtements bien pliés dessus, qui eux, se retrouvent en boule au pied du lit. Et comme si ce n’est pas suffisant, vu qu’elle s’est délestée de sa couche, tout ce qu’elle a expulsé trône sur le drap.
Bon, il ne me reste plus qu’à faire un brin de ménage et si les voisins entendent, ils doivent se demander ce que je fais comme trafic en pleine nuit, moi qui suis plutôt d’une nature à passer inaperçue. Je lève ma grand-mère, la délivrant de sa chemise de nuit qui a pris l’allure d’une camisole de force. Elle rouspète parce qu’elle a froid et m’assure qu’elle n’y est pour rien dans ce foutoir, ce sont les autres! Je la lave de la tête aux pieds, en plein milieu de la chambre, avec de l’eau chaude qui est trop mouillée à son goût. Heureusement que c’est du carrelage pour tout laver et sécher. Puis je l’installe dans son fauteuil pour enlever les draps et le surplus, mettre une machine à laver,
refaire son lit, frotter le sol, avant de la recoucher pour finir également ma nuit légèrement entrecoupée.
Nuit courte, réveil de plus en plus dur!
Je me lève en traînant du pied, un peu à reculons, jusqu’à ma tasse de café qui attend sagement d’être remplie de ce breuvage magique censé m’extirper de ma somnolence. Tel un robot programmé, je prépare la mixture de l’eau et du café moulu. Je contemple la cafetière qui clignote en rouge, tout en pensant à mon amour qui était supposé m’épauler dans cette décision prise ensemble de m’occuper de ma grand-mère, et surtout, de son côté, de me soutenir. Or, je le sens prendre ses distances, comme s’il avait dit oui sans réfléchir aux conséquences, persuadé que ce n’était qu’une proposition en l’air. Et maintenant, sans oser m’avouer qu’il était contre et qu’il n’a rien écouté de ce que je lui ai dit, il m’explique qu’il existe des structures adaptées. Comme si j’étais assez débile pour ne pas le savoir! Il est vrai qu’hier soir, au téléphone, je me suis un peu emportée en lui expliquant qu’on parle d’avoir des enfants ensemble et que si ma grand-mère l’ennuie au bout de deux jours seulement, alors qu’il n’est même pas là pour la supporter et qu’il songe déjà à la placer, comment ferait-il avec nos enfants? On ne s’engage pas à s’occuper de quelqu’un pour l’abandonner deux jours plus tard. J’étais donc légèrement agacée, énervée, irritée par cette conversation qui mettait en évidence son manque total de responsabilité. Et le pire avait été sa phrase à la fin:
«On ne va pas s’engueuler à cause de ta grand-mère?»
La pauvre, ce n’était pas elle la source de la dispute: mesdames, vous allez être d’accord avec moi, les hommes ont du mal à saisir le sens de nos phrases pourtant si simples, préférant penser qu’on a un problème d’hormones plutôt que de comprendre qu’ils sont la source du souci. Et ensuite de se dire qu’il suffit qu’ils soient mimi pour passer à autre chose. C’est vrai, je l’avoue, il est craquant à souhait, même s’il me met en boule quand il se comporte comme un gamin capricieux qui doit absolument être le nombril autour duquel la terre entière doit se mettre en orbite.
Le café est prêt, nouvelle journée au cours de laquelle l’infirmier doit passer pour rencontrer mémé, lui prendre sa tension et vérifier si tout va bien. Il paraît, d’après ma petite maman, qu’il ressemble beaucoup à Jacques Dutronc, mais, au lieu de la guitare, il a choisi d’autres instruments qui peuvent également faire chanter ses patients, dans un autre registre.
Après le fameux rituel du matin, le petit déjeuner ingurgité avec les quinze gouttes de vitamines journalières dans son bol, comptant scrupuleusement pour éviter la surdose de la seizième goutte, me prenant pour un petit rat de laboratoire l’espace d’un instant, et le nettoyage de la chambre, je reste à ses côtés pour tirer les cartes et connaître mon avenir. Il paraît qu’à la fin du XIXe siècle sa mère était tellement douée pour lire l’avenir dans les cartes que les gens se déplaçaient de toute l’Italie pour venir la rencontrer dans son village reculé et perché dans les montagnes. Apparemment, ce ne serait pas héréditaire, car ma grand-mère n’est pas une experte en traduction, ne connaissant que les grandes lignes, ma petite maman non plus, et alors moi, je m’en amuse plus qu’autre chose en les lisant à ma sauce. Des dinars, je vais être riche, des valets, c’est l’amour, les épées de mauvaises nouvelles (ça, ce n’est pas trop compliqué à prédire, car qui n’en a pas), le sept de bâton, une route fermée (il y a toujours des travaux routiers). Bref, avec ma grand-mère, quand je tire les cartes, c’est pour rire et me moquer tendrement du valet de coupe suivi du six de dinars accompagné du trois d’épée qui précède le sept de bâton, et pour finir l’as de bâton. Ce qui signifie qu’un preux chevalier très riche va m’écrire après avoir réussi à passer une route barrée pour me demander de l’épouser.
En tout cas, ça passionne ma grand-mère qui ne désespère pas de me voir, un jour, mariée. Avec n’importe qui, là n’est pas le problème, c’est juste pour avoir le statut.
C’est peut-être ce qui la tient en vie…
L’infirmier devait passer à 10heures, il est 11heures, toujours personne. Je commence à en avoir marre de tirer les cartes, entre trahison du roi, jalousie de la reine, amour impossible du valet, je suis à court d’idées face à l’as d’épée qui annonce la mort, sans préciser de qui, mais j’ai le choix vu qu’on est sept milliards d’êtres humains, il doit bien y en avoir un qui passe l’arme à gauche. Expression difficile à traduire, surtout mot à mot.
Mais que fait l’infirmier?
Je fulmine malgré ma patience légendaire, je déteste attendre lorsqu’il y a un horaire de fixé. La ponctualité est la politesse des rois? À croire qu’il n’y a plus que des gueux! Surtout de nos jours où la technologie a mis à disposition tellement de moyens de communication pour prévenir, ce n’est pas comme s’il fallait attendre le messager venu à pied de Pékin.
11h 30, mémé demande pour la grosse commission. Essayons donc le fameux montauban. Vient-il de la ville homonyme? Je l’emmène jusqu’à la chaise et m’aperçois qu’effectivement elle est trop haute pour ma grand-mère. Je l’aide en la soulevant et j’entends craquer ses os. J’ai cassé ma grand-mère? Non, elle qui se plaint habituellement pour un rien, là, elle n’a rien dit. Assise comme un enfant les pieds ballants, elle a l’air contente de son nouveau jouet sans vraiment se concentrer sur la priorité du moment. Lorsqu’on dit qu’en vieillissant on repart en enfance, je me demande si seulement un jour on est adulte. Mais là, c’est clair, j’ai l’impression de m’occuper d’une enfant dans un corps de centenaire avec les souvenirs d’une tonne de vécu qui se mélangent et se confondent dans l’espace-temps.
«Ma, t’es qui, toi?
–Je suis ta petite-fille, la fille de ta fille, la fille de Fosca!
–Ma, Fosca, c’est ma fille. Elle est où, celle-là?»
Comme si sa propre progéniture devait être à ses ordres 24heures sur 24.
«Mémé, fais ce que tu as à faire ou pas!»
Je sens que l’infirmier va débarquer au bon moment.
«Ma, tu as qu’à regarder si je l’ai fait!»
Elle est sérieuse là?
«Ma, alors, tu regardes?»
Oui, elle est sérieuse. Mais pourquoi? Se joue-t-elle de moi? De toute façon, il va bien falloir que je m’en occupe à un moment donné. Je penche la tête, rien.
«Mémé, as-tu vraiment envie?
–Ma oui, mais il faut que tu m’aides.
–Que je t’aide? Je ne peux pas pousser à ta place, il ne faut pas exagérer non plus. Dépêche-toi avant que l’infirmier arrive. Si un jour, il daigne venir!
Je sors de la pièce quelques instants pour changer d’air. Je reviens et l’odeur précède la réponse à la question non posée. Une voiture rentre sur le terrain au même moment. C’est l’infirmier, quel timingÇ! Ma petite maman le reçoit pendant que je m’occupe de me débarrasser de l’anaconda qui est sorti je ne sais comment du corps frêle de ma grand-mère.
Au bout de cinq minutes, après avoir ouvert les fenêtres pour aérer au maximum, j’invite l’infirmier à me suivre et à respirer par la bouche en pénétrant dans la chambre.
J’explique un peu la situation, demandant des conseils sur les médicaments indispensables, parce que, par exemple, malgré les somnifères, elle reste éveillée, donc je ne vois pas trop l’intérêt de les lui donner. Il me répond que certains somnifères produisent parfois l’effet inverse, avec des cauchemars ou des hallucinations à la clé. Je note les indispensables, et il ne me reste plus que deux médicaments sur la longue liste prescrite. Je lui parle également du médecin pas très diplomate, lui de rétorquer que c’est son caractère et que pour ce qui concerne ma grand-mère, il a raison, elle ne vivra pas éternellement, peut-être un mois, voire deux, si on veut être optimiste, surtout avec son carcinome pour lequel il n’y a rien à faire vu son âge. Puis on se met d’accord sur l’horaire pour éviter de l’attendre toute la matinée. Dorénavant, il viendra vers midi pour prendre sa tension. En réalité, c’est surtout pour me rassurer, car, avec son passage, j’ai l’impression de ne pas être seule et d’avoir des réponses au cas où je doute. Et puis ma grand-mère est toute contente de voir le «docteur» (c’est comme ça qu’elle le nomme) passer prendre soin d’elle.
Première semaine écoulée, elle est toujours en vie, moi, je suis vannée, j’ai dû dormir dix heures en sept jours. Je comprends qu’à ce rythme c’est moi qui vais finir par clamser la première. J’en ai même perdu la notion des jours et je m’aperçois qu’on est dimanche, le week-end, normalement je me prélasse dans les bras de mon amoureux à parler avenir, voyages, projets et pas que… Là, je suis à quatre pattes lavant le sol devant le regard hautain de ma grand-mère qui s’est levée du mauvais pied, me traitant d’inutile, de putain, de vieille fille bonne qu’à ramasser sa merde, et même pas capable de trouver un époux avec ma tête d’épouvantail! Elle s’endort, j’en profite pour monter à l’étage et téléphoner à Gretta, mon amie du Nord, afin de lui raconter mes péripéties. On parle de ses enfants, de mon amoureux, de son travail, puis, à un moment donné, surprise d’entendre le silence ininterrompu par quelques cris de ma grand-mère, je descends voir si elle continue gentiment de dormir.
Quelle n’est pas ma surprise de la trouver dans le couloir, se traînant sur ses fesses et regardant tout ce qui l’entoure en cherchant désespérément quelle bêtise elle pourrait commettre. Telle une gamine prise la main dans le sac, dès qu’elle m’aperçoit, elle s’arrête net.
Gretta, toujours à l’autre bout du fil, me demande ce qu’il se passe.
«Je dois raccrocher, car mémé part en vadrouille! Je te rappelle tout à l’heure.»
Je pose le téléphone et mémé, encore interdite, scrute mon comportement pour savoir si elle va se faire réprimander. Malgré moi, je souris et, chose incroyable, elle éclate de rire. Comment rouspéter devant son visage illuminé d’avoir bravé un interdit. Je pourrais lui expliquer qu’elle risque de se faire mal, mais j’y renonce devant sa bonne humeur.
«Mémé, puis-je savoir ce que tu fais dans le couloir, par terre?
–Ma, je vais aux toilettes!
Je pars chercher le déambulateur, la relève et l’accompagne jusqu’aux WC. Le déambulateur passe juste la porte, mais qu’en faire une fois devant le trône? Ce n’est vraiment pas pratique. J’installe ma grand-mère d’un bras, lève le déambulateur d’une main, et un de mes doigts reste coincé dedans quand ce dernier se referme. Je réprime un hurlement d’ours pris au piège, pour ne pas inquiéter mémé, et me débarrasse du déambulateur en récupérant mon petit doigt tout endolori. Elle, pendant ce temps, se met à chanter, toute contente de sa promenade et de son nouveau siège. Un peu froid tout de même! Elle me regarde en me demandant ce que j’attends les bras ballants. Devant certainement mon air stupide de l’élève qui n’a pas compris la question, elle s’emporte et me reproche d’être metà-metà, moitié débile et moitié crétine. Ce qui ne laisse pas grand-chose en qualité parce qu’en additionnant les deux moitiés ça nous donne une tarée!
Je respire un bon coup, ça vient de là d’où ça vient. Cependant, choisir de s’occuper de ma grand-mère au lieu de me prélasser dans les bras de mon amoureux, elle n’a pas tort, je dois être tarée.
Au bout de cinq minutes, comprenant que ce n’était qu’une excuse, vu qu’elle n’a aucunement l’intention de faire quoi que ce soit, je lui remets la couche et on fait le trajet en sens inverse.
Je passe l’après-midi avec elle, et j’en oublie de rappeler Gretta. Je comprends que je suis en train de faire fausse route, car si je la laisse commander, prendre le contrôle de ma personne en me persuadant, d’après les professionnels, qu’elle n’en a guère pour longtemps, je risque de nous perdre toutes les deux dans une folie qui finirait par mal tourner.
Il suffit que je trouve le rythme. Tout n’est qu’une question d’adaptation, comme lorsque j’ai voulu perdre du poids. J’ai commencé un matin, petit à petit, sans chercher d’excuses pour arrêter, gardant le rythme, même si au départ ça ne portait pas ses fruits, au bout d’un an, j’avais réussi à perdre 25kilos en passant des étirements, au vélo d’appartement, au stepper, à la course à pied et à la natation.
23heures, la voilà qui hurle de nouveau, je descends voir ce qu’il se passe, si elle n’est pas tombée de son lit. C’est un hurlement que j’entends pour la première fois, accompagné d’une voix bizarre, comme possédée, qui me donne la chair de poule, j’ose à peine franchir la porte de peur de tomber nez à nez avec l’étrange, le surréaliste. Je prends mon courage à deux mains et pénètre dans la chambre en cherchant l’interrupteur à tâtons avant de m’avancer davantage. Elle a l’air en plein cauchemar, je me penche pour la calmer en lui déposant un baiser sur le front et en lui murmurant que je suis à ses côtés. J’ai vu que ça portait ses fruits et que ça la calmait en la rassurant instantanément. Là, je me reçois des claques de toutes parts avec une puissance digne d’un boxeur. Elle est toute raidie, en pleine crise d’hystérie, avec une force décuplée et une volonté de mettre KO son adversaire. Regardant droit le plafond, comme si elle était attaquée par une horde de fantômes, elle envoie ses mains dans le vent, de plus en plus paniquée. J’essaie de les choper pour éviter qu’elle se blesse, mais elle a une vivacité de mouvement qui m’impressionne, elle donne même des coups de pied. Faut-il que je la gifle pour la réveiller d’un cauchemar qu’elle vit les yeux ouverts?
La violence engendre la violence! Pour ma part, frapper est la méthode des faibles, même si une claque n’est pas ce que j’appelle frapper. J’opte pour une autre solution.
Je maîtrise ses membres et lui parle doucement:
«Mémé, n’aie pas peur, je suis là pour te protéger, je suis ta petite-fille, personne ne te fera de mal, tu peux dormir en toute tranquillité. Regarde-moi, tu es ma grand-mère, et c’est moi qui prends soin de toi. Tu n’es plus toute seule et je serai toujours avec toi, jusqu’à la fin, je te le promets!»
Ses yeux finissent par me voir et ne sont plus exorbités, ses muscles se décontractent petit à petit, son souffle revient à la normale, je lâche prise, lui dépose un baiser sur le front et son ronflement résonne comme une délivrance.
Au bout de deux semaines supplémentaires à l’étudier, à comprendre ses accès de colère, ses caprices, ses cauchemars, ses maux imaginaires, je commence enfin à dormir sans me lever pour ses sautes d’humeur. En plus, mon petit papa a rejoint la troupe après avoir passé quelque temps avec la tribu des Matongars et des Sans-cervelle, mais ça, c’est une autre histoire que je conterai avec délice un jour dans un prochain livre intitulé Les Rougeauds Macabres…
Enfin, je trouve mes repères, ça fait trois semaines que je ne quitte presque pas la maison. Aujourd’hui, il y a un beau soleil, ma grand-mère dort dans son fauteuil, et on en profite, avec mes parents, pour aller faire une petite balade au bord de l’océan qui est à dix minutes à pied. À l’air libre, je remplis mes poumons et laisse mes pieds nus s’enfoncer dans le sable doré, m’offrant un massage et un émoi dans tout le corps. Un instant de quiétude parfait sans cris et sans insultes. J’en aurais presque les larmes aux yeux, submergée par ce bonheur fugace, sauf que je me demande si ma grand-mère ne s’est pas réveillée. Au bout d’une heure, on rentre de cette promenade relaxante. Mon visage a repris des couleurs. Pas pour longtemps, car lorsque j’ouvre la porte de la chambre de ma grand-mère, je la vois coincée entre le lit et le fauteuil dans une position très inconfortable.
Un grand frisson parcourt ma colonne vertébrale. Je cours jusqu’à elle, car sa tête est face au sol et, ne sachant qui de la tête ou du corps a heurté le carrelage en premier, j’appelle les secours sur un ton limite hystérique.
Les pompiers arrivent sur les lieux du drame, ils sont trois, mais mémé s’est tellement bien coincée qu’il leur faut un quatrième homme pour la manipuler tout en douceur. Je fais donc office de pompier en plaçant la civière sous ma grand-mère pendant qu’ils soulèvent son corps. Mon regard compatissant se pose sur le visage de mémé et j’aperçois un petit sourire en coin s’y dessiner. Non, elle ne simule tout de même pas une chute pour me culpabiliser d’être sortie m’aérer?
Son sourire disparaît immédiatement lorsqu’ils la transportent sur la civière avec des «Ouillamé» en refrain. Ma petite maman, dans un patois parfait étudié depuis la naissance, lui explique de ne pas paniquer, car ils l’emmènent à l’hôpital de Luçon pour vérifier qu’elle ne s’est rien cassé.
«Ma, comment ça à l’hôpital?» Là, ma grand-mère n’est plus du tout contente, elle veut descendre subito de la civière. Sauf qu’elle ne peut pas, car elle est sanglée.
Dépitée, elle se résigne en hurlant à la conspiration, on veut à tout prix la tuer. Les gentils pompiers en prennent pour leur grade, et on évite de leur traduire l’intégralité du monologue de mémé en laissant des trous et en précisant qu’elle parle un patois italien qui n’a aucun lien avec le latin, au cas où ils pensent comprendre certains mots pas très jolis.
Arrivés à l’hôpital de Luçon, où il y a la fameuse cathédrale de Richelieu et le jardin Dumaine avec ses sculptures sur arbres des fables de La Fontaine, mais nous ne sommes pas là pour jouer les touristes, l’attente commence aux urgences. Au bout de plusieurs heures à lire les potins mondains de célébrités éphémères qui ont en commun de faire parler d’elles sous n’importe quel prétexte, du moment qu’elles sont en première page glacée, avec, par exemple: un gramme de trop qui pousse à l’anorexie à force de vouloir la perfection physique, aussi accessible que d’aller sur Mars (vu que la perfection n’est qu’une illusion subjective),
un décolleté si échancré qu’il n’y a plus rien à cacher aux yeux des autres, mais on joue les vierges effarouchées, une phrase remplie d’insultes qui frôlent la vulgarité de bas étage avec une impression d’avoir fait un copier-coller de mots grossiers sans pour autant leur donner un sens viable,
la femme d’un autre qui, comme dans un labyrinthe sans fil d’Ariane, se trompe de lit si souvent qu’elle se retrouve sans domicile fixe, en nous ayant perdus, au passage, dans ses liaisons adultères secrètes, enfin, une doctoresse arrive avec un accent slave pour nous dire, ce que je soupçonnais déjà, que ma grand-mère se porte comme un charme, à part un carcinome à la tête qu’il est hors de question d’opérer, car il faudrait pour ce faire lui ouvrir le crâne, gratter l’intérieur, et, vu son âge, ce serait prendre un risque pour rien. Il faut donc le laisser continuer à progresser, sans y toucher.
On récupère donc mémé, heureuse de quitter l’hôpital. Surprise certainement que je ne l’abandonne pas à son triste sort. J’ai l’impression de déceler une sorte de remerciement dans son regard. D’ailleurs, ce soir-là, elle dort comme une bienheureuse, si bien que, dans la nuit, perturbée par ce silence inhabituel, je me lève pour vérifier.
Au petit matin, après l’avoir changée et donné les consignes à mes parents, leur stipulant de m’appeler au moindre souci, je pars l’esprit un peu préoccupé passer un week-end entier avec mon amoureux à La Rochelle.
En m’éloignant de la maison, je suis torturée entre le plaisir immense de me détendre enfin, loin des cris, des couches, de la surveillance intense, et cette culpabilité de laisser à mes parents la responsabilité de s’occuper de ma grand-mère qui est loin d’être de tout repos.
Est-ce de l’égoïsme de penser un peu à soi? En tout cas, c’est dans cet état d’esprit que j’arrive à La Rochelle.
À peine dans le nid douillet, les réflexions fusent sur le fait que je délaisse l’homme de ma vie au profit de ma grand-mère qui pourtant devrait passer au dernier plan.
Pour le repos et le soutien, je repasserai!
J’ai droit à des:
«Mon amour, tu ne vois pas qu’elle te fatigue? Tu as une tête à faire peur! Laisse-la dans une maison de retraite et concentre-toi sur le plus important! Car, à force, je me demande si tu m’aimes vraiment.»
En gros, sans avoir besoin de décodeur, il faudrait donc que j’abandonne ma grand-mère pour lui prouver mon éternel amour. L’amour n’a aucune explication logique, sinon la logique inciterait à me rhabiller et à lui tourner les talons, mais devant son minois si mignon je me dis qu’il n’est peut-être pas si égoïste que ça et que ses mots ont été mal traduits par mon cerveau. Mon cœur l’emportant toujours sur la raison, je passe outre ses remarques désobligeantes sur mes cernes naissants, et parle de la pluie et du beau temps pour éviter les prises de tête. Hélas, je ne suis pas stupide, je sens bien qu’il s’éloigne de plus en plus, comme si la vieillesse de ma grand-mère était contagieuse.
Finalement, ce week-end tant attendu, tant voulu, tant espéré, s’avère désastreux. Mon cœur est meurtri, déchiré entre le désir d’être la fille parfaite qui s’occupe de sa grand-mère sans flancher et celui d’être la femme idéale qui comble son amoureux sur tous les plans. Mon esprit est en ébullition, car il n’arrive pas à résoudre cette équation. Je reviens à la maison, épuisée et si triste que des larmes ruissellent le long de mes joues le temps du trajet.
Évidemment, mes parents ne se privent pas de me faire gentiment remarquer que ce n’est pas un homme fait pour moi, que je perds mon temps et mon énergie dans cette histoire à sens unique qui finira droit dans un mur, et que je vais inexorablement souffrir d’y avoir trop cru, alors que tous les signaux sont au rouge.
Mais je suis trop entêtée, trop fière et trop débile pour croire encore au prince charmant, cherchant toujours les points positifs, même au microscope s’il le faut, au lieu d’être frappée par l’abysse qui sépare nos deux mondes.
Bref, convaincue que tout n’est pas perdu, je me dis que peut-être mon humeur a joué en sa défaveur.
L’automne laisse place à l’hiver avec ses décorations de Noël qui ravissent mon âme d’enfant. Je prévois quelques jours avec mon amoureux qui se décommande à la dernière minute prétextant qu’il lui faut une pause pour réfléchir à notre relation.
J’accuse le coup en m’occupant davantage de ma grand-mère, préparant les fêtes de fin d’année et plongeant dans le travail de l’immobilier avec mon petit papa pour dénicher les bonnes affaires. J’investis toutes mes économies dans la pierre en me disant qu’en louant et en vivant de mes petites rentrées, cela me laissera encore plus de temps pour profiter de ma grand-mère.
Le 8mars, journée des droits des femmes, et anniversaire de ma grand-mère. On la couvre de cadeaux, ce qui la fait pleurer de joie, surtout lorsque je lui apprends que mon amoureux est revenu avec de plates excuses, elle se dit qu’enfin je vais me marier. Il m’a dit ce que je voulais entendre, avec de belles phrases empreintes de regrets amers et d’amour à profusion, m’expliquant que j’étais son oxygène, sa seule raison de vivre, son unique amour, la femme de toute une vie, son soleil… Évidemment, l’amour rendant aveugle, stupide et particulièrement niais, aimant les contes de fées se terminant par «Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants…», sachant que dans mon cœur il a pris une place incommensurable, ne voulant pas le perdre, quitte à être traitée comme la huitième roue d’un carrosse qui n’en a besoin que de deux, je tombe dans le panneau, le croyant à la vie à la mort, et me retrouve toute guillerette sur un petit nuage à parler projets sans m’apercevoir que rien n’a changé, c’est juste, certainement, que la solitude devait lui peser et que faute de merle… bref, vous connaissez la suite.
C’est dans cette optique que je jongle dorénavant avec ma grand-mère qui me teste au quotidien pour savoir s’il y a du relâchement, mon amoureux qui feint de m’aimer en attendant de trouver mieux, les locataires que je dois choisir pour mes biens immobiliers fraîchement achetés et le projet de rééditer mon livre, Xynthia, paroles de sinistrés, pour en faire la promo cet été sur les marchés.
A 103 ANS, 3 MOIS ET 3 SEMAINES MÉMÉ EST PARTIE AVEC LE SOURIRE
POUR SE PROCURER LE LIVRE ICI
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